Justice pour nos langues !

Le regard de la Cité internationale de la langue française
sur les langues autochtones

La Cité internationale de la langue française, avant même son inauguration par le président de la République dans le château de Villers-Cotterêts, a commencé à se dévoiler par le biais de son site Internet. Mais dans quel esprit a-t-elle été conçue ? Le site Internet peut permettre de s’en faire une idée, grâce au traitement des questions linguistiques qu’il opère et à l’image des langues autochtones qu’il véhicule.

La Cité internationale de la langue française – ce qui est a priori une bonne nouvelle – ne fait pas l’impasse sur les langues autochtones. Cependant, quelques perles ont déjà été relevées grâce à son site Internet1. Les commentaires qui en ont été fait ne peuvent être ici que confirmés, et le florilège complété, car les passages concernant les langues autochtones se trouvent être passablement tendancieux.

Tout d’abord, son nom fait clairement apparaitre la préférence de la France pour la célébration d’une seule langue que pour celle de la diversité de son patrimoine linguistique. Et c’est ce qui a amené, le 3 octobre 2023, le Conseil régional de la Réunion, par la voix de sa présidente Huguette Bello, à s’interroger sur le bien-fondé de l’appellation choisie : « Nous pouvons regretter […] la dénomination « Cité internationale de la langue française », particulièrement réductrice. Le terme « Cité internationale des langues de France », que nous avions suggéré à la ministre de la Culture lors des états généraux du multilinguisme dans les Outre-mer qui se sont tenus à La Réunion en octobre 2021, aurait été plus approprié. »2

Ensuite, sur place, le mot « patois », positionné sur une verrière de 10 mètres de haut, est l’un des 100 mots retenus qui « reflètent la diversité de la langue française dans le monde »3. Si le visiteur attentif craignait d’être confronté à des discours orientés, il risque, dès le départ, d’être conforté dans ses appréhensions.

Puis, dans un espace dédié aux langues autochtones, appelées, de façon réductrice, « langues régionales », conformément à leur désignation officielle, une carte des langues de France, posée au mur, amplifie l’impression d’un foisonnement de langues en morcelant celle qui s’étend sur l’aire géographique la plus vaste. Alors que l’occitan est reconnu comme une langue par l’administration, et enseignée comme telle dans l’enseignement public, la carte la remplace par des variétés linguistiques qui en sont les composantes : gascon, nord-occitan, languedocien, provençal4. Nombre de visiteurs auront du mal à s’y retrouver, en particulier les enseignants d’occitan et leurs élèves, d’autant plus que ce découpage entre en contradiction avec les textes présentés, qui traitent explicitement de l’occitan comme une langue, tantôt sous le nom de langue d’oc, tantôt sous celui d’occitan.

À cela s’ajoute que l’histoire des langues autochtones retracée est très sélective. Les faits mettant en évidence un système coercitif ou oppressif, et pouvant ternir l’image d’un mouvement naturel vers la généralisation du français, en sont exclus. Par exemple, les méthodes d’imposition du français ne sont pas évoquées. Or, ces dernières ont pu prendre diverses formes de violence physique et morale, dont, en particulier, la stigmatisation des élèves surpris à parler une langue autochtone, notamment à l’aide d’un symbole accroché autour de leur cou, et l’incitation à la délation pour s’en débarrasser et éviter ainsi des punitions ou brimades au détriment d’un autre élève. Ni les diverses décisions du Conseil constitutionnel allant à l’encontre des langues autochtones, ni les positions et propos portant préjudice à ces langues, tenues, parfois depuis plusieurs siècles, par des hommes politiques, par l’administration, par l’Académie française ou par des associations de défense du français, ne sont évoquées, pas plus que l’absence de conformité du droit français avec le droit international sur les questions relatives aux minorités linguistiques5 et aux personnes leur appartenant6, qui va jusqu’au déni de droit7, et rien non plus sur le fait que le droit français va dans le sens de la politique d’assimilation, toujours en œuvre, bien que prohibée au niveau international8, et cela en dépit de la connaissance acquise sur les effets désastreux de la prédation linguistique9.

Malgré tout, les langues autochtones sont prises en compte, et leur mention dans la Constitution atteste qu’elles sont reconnues jusque dans la norme suprême : « Pour consacrer la diversité linguistique de la France, le Parlement a inséré dans la Constitution, en 2008, un article qui affirme que les langues régionales « appartiennent au patrimoine de la France ». »4 Mais l’importance accordée officiellement à ces langues est surtout de façade, et la précision selon laquelle cet article de la Constitution n’a, dans l’état actuel du droit français, aucune portée juridique10, n’est pas apportée.

Sans faire état du point de départ de la contestation, une concession de l’État face à une revendication citoyenne est mentionnée : « En décembre 2021, suite à une nouvelle vague de polémiques, l’Éducation nationale a publié une circulaire assurant que l’enseignement immersif des langues régionales dans les établissements publics est bien possible et admis… »4 La censure, par le Conseil constitutionnel, de l’enseignement immersif en langue autochtone, qui se trouve être à l’origine de la « nouvelle vague de polémique » en question, est passée sous silence, tout comme l’est le caractère dérisoire et ubuesque d’une circulaire anticonstitutionnelle pour sécuriser cet enseignement.

Par ailleurs, cette possibilité d’un enseignement immersif en langue autochtone n’est pas pleinement assumée. Un autre passage laisse assez clairement entendre que la politique linguistique de la France et l’enseignement immersif en langue autochtone sont inconciliables. La présentation selon laquelle l’enseignement des langues autochtones « peut prendre la forme soit d’un enseignement de la langue, soit d’un enseignement bilingue dispensé pour moitié en langue régionale et pour moitié en français »4 exclut, en effet, la possibilité d’un enseignement immersif en langue autochtone, pourtant pratiqué par plusieurs fédérations d’écoles associatives : Seaska, Diwan, Calandreta, ABCM-Zweisprachigkeit, La Bressola et Scola Corsa.

Ainsi, la persistance des conceptions idéologiques ayant conduit à la mise en place d’une politique d’éradication des langues autochtones est patente. La continuité est d’ailleurs mise en avant, même si la formulation tend à masquer le fait : la langue « est aussi un facteur d’unité nationale : depuis des siècles, la France a décidé de s’appuyer sur une langue commune pour favoriser l’organisation de l’État. »4 En réalité, il ne s’est jamais véritablement agi de « s’appuyer sur une langue commune », mais bien, dans les faits, d’imposer une langue unique. Et si la langue, au singulier, est facteur d’unité nationale, cela laisse entendre, en creux, que les langues, au pluriel, seraient susceptibles de porter atteinte à cette unité. Pourtant, comme cela est illustré par de nombreux pays, l’unité peut parfaitement reposer sur d’autres éléments que l’unicité de la langue, avec des conséquences tout à fait bénéfiques sur le respect de la diversité linguistique.

La partie sur « les dix dates qui ont marqué la langue française »11 est éloquente à ce sujet. Certaines des dates considérées comme emblématiques s’avèrent, en effet, problématiques. Trois peuvent être mentionnées.

La première est celle de 1784, pour la publication de l’essai De l’universalité de la langue française d’Antoine de Rivarol. Elle montre que les considérations idéologiques de l’auteur sont toujours entretenues.

La deuxième est celle de 1794, date du « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois, et d’universaliser l’usage de la langue française », dont les préconisations découlent de préceptes idéologiques semblables aux précédents. Par ce rapport, l’abbé Grégoire légitime la politique linguistique à venir : « Ses conclusions sont édifiantes : seul un français sur cinq utilise la langue nationale. Ce sont les langues régionales et les patois qui prédominent. » Passons sur l’emploi anachronique de l’appellation « langues régionales », accompagné, pour l’occasion, du terme péjoratif « patois », vraisemblablement à comprendre ici comme « parlers proches du français », et notons seulement que le message délivré donne la priorité au nationalisme linguistique sur les libertés individuelles et omet que, depuis environ un demi-siècle, les usages linguistiques sont, pour certains d’entre eux, reconnus comme des droits humains fondamentaux.

Et la troisième est celle de 1882 : « L’école se fera en français uniquement afin de diffuser cette langue sur tout le territoire, comme le souhaitait l’abbé Grégoire un siècle plus tôt. » Il ne s’agissait évidemment pas seulement de diffuser le français, sans quoi l’enseignement de cette langue aurait suffi, mais bien de porter un coup fatal aux langues autochtones, comme l’avait recommandé l’abbé Grégoire. Le bien-fondé de cette politique n’est, à aucun endroit, remis en question, et les campagnes de l’Unesco sur les bienfaits de l’enseignement en langue maternelle, d’ailleurs systématiquement ignorées par les pouvoirs publics, ne sont pas évoquées non plus. En outre, la réalité est largement édulcorée : « Il est alors interdit aux élèves de s’exprimer dans des langues régionales, ce qui contribuera à fragiliser ces dernières. » L’euphémisme nuisant à l’objectivité, il aurait été préférable de faire état de la conséquence concrète, en écrivant, très factuellement, « ce qui provoquera, en métropole, une coupure dans la transmission de ces dernières dans la plupart des familles, et mettra ainsi ces langues en danger ».

Les sections traitant de l’ordonnance de Villers-Cotterêts sont aussi particulièrement orientées. Il est énoncé qu’elle fait de la langue française « l’instrument d’une administration et d’une justice à l’échelle du royaume, ce qui lui permettra de gagner progressivement du terrain au détriment de la langue d’oc et des autres parlers. »12 Les diverses autres langues territoriales sont, de la sorte, diminuées au rang de parlers. Il aurait pourtant été aussi simple d’écrire : « de l’occitan et des autres langues territoriales ».

L’évocation de Villers-Cotterêts, qui semble devoir aller de pair avec une dévalorisation les langues autochtones, amène éventuellement à les enterrer avant l’heure. « Mais si l’ordonnance de Villers-Cotterêts a contribué sur le long terme à l’unité politique du royaume, elle n’a qu’une faible incidence sur le langage quotidien des Français, qui à cette époque utilisent encore des langues « régionales » : breton, normand, occitan, gascon… »12. La précision selon laquelle les Français les utilisent encore à cette époque laisse entendre, non seulement que ce n’est plus le cas aujourd’hui, qu’il s’agirait donc à présent de langues mortes, mais, de plus, qu’elles seraient déjà, à l’époque, destinées à disparaitre. À ce stade, l’anachronisme répété du terme « régionales », que les guillemets qui l’entourent cette fois ne font que souligner, parait presque de l’ordre du détail, et il en va de même pour la présentation du gascon comme langue distincte de l’occitan, en parfaite inadéquation avec les textes officiels, alors que ces derniers font notamment référence dans les domaines de l’enseignement et de la culture. Une formulation alternative aurait pourtant avantageusement permis d’éviter ces impairs : « qui, à cette époque, utilisent pour la plupart des langues territoriales autres que la langue française : occitan, breton, normand… »

Ailleurs, les langues autochtones semblent tout bonnement avoir disparu à l’époque de l’ordonnance de Villers-Cotterêts : « Ses articles 110 et 111 imposent la langue française dans tous les actes à portée juridique de l’administration et de la justice du royaume, au détriment du latin ! »11 Mais, si, ainsi qu’il est avancé, le français a été imposé dans ces actes, cela était nécessairement aussi au détriment des autres langues de France, et en particlier l’occitan, puisque cette langue n’avait alors pas été entièrement supplantée par le français dans la rédaction des actes en question.

Les analyses sont parfois pour le moins surprenantes : « Si l’ordonnance de Villers-Cotterêts est si fameuse – et son interprétation reste encore aujourd’hui objet de débats entre historiens et juristes – c’est parce qu’elle a posé un premier jalon pour l’essor de la langue française. »12 Il est assez évident que ce n’est pas l’essor de la langue française qui amène des juristes à se pencher sur l’interprétation à donner aux articles 110 et 111 de cette ordonnance, mais plutôt l’utilisation juridique contestable de cette ordonnance qui perdure actuellement, et qui a pour effets de restreindre indûment l’usage des langues autochtones et de porter ainsi atteinte aux droits des personnes qui les parlent.

Enfin, l’exaltation de cette ordonnance amène une description historique biaisée. Selon les explications livrées, l’ordonnance de Villers-Cotterêts « a survécu à douze régimes successifs »12. Cette assertion s’avère inexacte, car l’ordonnance en question parait, en réalité, avoir été réintroduite illégalement, par voie jurisprudentielle, sous le 2nd empire, et de nombreux arguments devraient amener à considérer sa présence dans le dans le droit contemporain comme illégale13. Le lecteur n’en sera guère surpris, les raisons permettant d’avancer que son application est contraire au droit ne sont pas abordées.

Il ressort de ce qui précède que la Cité internationale de la langue française s’inscrit dans une démarche d’écriture du roman national. Or, ce dernier, en refusant d’affronter les zones d’ombre de l’histoire, s’avère incapable de rendre justice aux langues autochtones. En France, les citoyens n’ont malheureusement toujours pas droit à la vérité sur l’histoire qui les concerne et sur le traitement réservé à leurs langues, la mise à l’honneur du français paraissant toujours devoir se faire au détriment de ces dernières et de leurs locuteurs.

Autrefois, le fait de présenter officiellement au grand nombre un processus sous son meilleur jour, en occultant sa face sombre ou en le faisant apparaitre comme inéluctable, portait le nom assumé de propagande. Mais, si le vocabulaire a actuellement changé, les pratiques, elles, n’ont pas véritablement varié, et la situation linguistique en défaveur des langues autochtones est maintenue par un système qui les condamne et qui découle d’une conception de la nation pour laquelle l’unicité, tant celle de la nation que celle de la langue, fait office de dogme intangible : « royal ou républicain, l’État a placé la langue française au cœur de la construction politique de la nation »14. Aujourd’hui encore, la conséquence en est que les langues autochtones, qui devraient avoir toute leur place dans l’espace public, en demeurent exclues. Bénéficieront-elles un jour, elles aussi, de grands travaux et d’une cité internationale permettant leur réhabilitation ?

Notes :

  1. « La langue française ne mérite pas ça », David Grosclaude, 2 octobre 2023.
  2. « À propos de la Cité internationale de la langue française », par Huguette Bello, Imaz Press, 3 octobre 2023, 18 h 37, actualisé à 18 h 39.
  3. « Une impressionnante verrière », sur le site de la Cité internationale de la langue française.
  4. « À la découverte des langues régionales », sur le site de la Cité internationale de la langue française.
  5. « Le droit des minorités linguistiques à la protection », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 16 juin 2022, modifié le 26 juillet 2023.
  6. « Les droits des personnes appartenant à des minorités linguistiques », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 3 juillet 2022, modifié le 27 juillet 2023.
  7. « Les droits de l’homme fondamentaux relatifs aux langues autochtones », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 24 avril 2022, modifié le 8 août 2023.
  8. « Le droit de ne pas subir d’assimilation forcée », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 2 juin 2022, modifié le 16 juin 2022.
  9. « Les effets psychologiques, physiologiques et sociaux de la prédation linguistique », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 25 juin 2022, modifié le 6 octobre 2022.
  10. « Le droit à la protection des langues autochtones », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 29 juillet 2023.
  11. « 10 dates qui ont marqué la langue française », sur le site de la Cité internationale de la langue française.
  12. « L’ordonnance de Villers-Cotterêts », sur le site de la Cité internationale de la langue française.
  13. « L’utilisation de l’ordonnance de Villers-Cotterêts contre les langues autochtones », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 11 juillet 2023, modifié le 28 septembre 2023.
  14. « Le parcours de visite », sur le site de la Cité internationale de la langue française.