Justice pour nos langues !

Le recours du préfet de la Martinique
contre l’officialisation du créole jugé irrecevable

Contre toute attente, la requête du préfet de la Martinique contre l’officialisation du créole a été rejetée par le Tribunal administratif de la Martinique, et l’État devra verser 1 000 euros à la Collectivité territoriale de Martinique. Mais, juridiquement, le créole n’est pas reconnu comme langue officielle en Martinique pour autant.

Le 25 mai 2023, la délibération no 23-200-1 portant reconnaissance du rôle et de la place de la langue créole, a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée de Martinique. Son article 1er énonce que « l’Assemblée de Martinique reconnaît la langue créole comme langue officielle, au même titre que le français ». Son article 2 déclare que « la Collectivité territoriale de Martinique agira en faveur de la pleine reconnaissance du créole en tant que marqueur identitaire et collectif et en tant que langue vivante à laquelle l’Éducation nationale doit donner pleinement sa place au sein des programmes scolaires ». Et, d’après son article 3, « le président de l’Assemblée de Martinique transmet le projet de loi, au Premier ministre, au représentant de l’État dans la collectivité territoriale et aux Présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans le cadre de l’article L. 7252-1 du code général des collectivités territoriales, au titre des propositions de modification ou d’adaptation des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ou en cours d’élaboration ».

Évoquant cette délibération, le président du Conseil exécutif de la Collectivité territoriale de Martinique, Serge Letchimy, observait : « le créole est bien plus qu’une simple langue pour nous. C’est un héritage précieux transmis de génération en génération, porteur de traditions, de récits et d’une richesse culturelle unique. Cette reconnaissance officielle témoigne de la volonté de préserver et de promouvoir notre patrimoine linguistique »1 Et si la conseillère exécutive en charge de l’éducation et de la formation, Marie-Thérèse Casimirius, notait que cette langue « rayonne à travers le monde, grâce à la créativité d’artistes ou d’écrivains de renommée internationale », elle faisait également le constat que « dans le cadre d’un statut juridique actuel de “langue régionale”, la qualité et la quantité des locuteurs du créole tendent à diminuer, faute d’un aménagement linguistique équilibré et volontariste sur le territoire. »2

Mais, sans surprise, le 25 juillet 2023, afin de s’opposer à la co-officialisation du créole en Martinique, le préfet a demandé au président du Conseil exécutif de Martinique de retirer l’article 1er de la délibération de l’Assemblée de Martinique. C’est par une lettre bilingue de refus, en créole et en français, que Serge Letchimy lui a répondu, le 19 août 2023, soulignant l’aspect fondamental de l’identité et de la personnalité, condamnant l’assimilation, faisant appel aux « droits naturels imprescriptibles », au « droit à l’existence » et au « droit à l’émancipation », invoquant la liberté et appelant à « fraterniser », « à conjuguer unité et diversité » et « à transmettre une nouvelle expérience de l’être et de la vie »3. Plus tard, s’exprimant sur la demande du préfet, il a également mis en avant l’aspect bénéfique de l’ouverture à l’altérité : « L’État gagnerait à la pleine reconnaissance des différences locales »4.

Le tribunal administratif de la Martinique a rendu une ordonnance le 4 octobre 2023, dans laquelle, il déclare que la mesure que constitue l’article 1er de la délibération « n’est pas susceptible de recours »5. Observant que, conformément aux dispositions régissant le statut de la collectivité territoriale de Martinique (article L. 7252‑1 du code général des collectivités territoriales), l’article 3 de la délibération de l’Assemblée de Martinique consiste à permettre au président de l’Assemblée de Martinique de transmettre une proposition de loi dont le but est de modifier et d’adapter la législation applicable, le juge des référés « en déduit que l’article 1er de la délibération reconnaissant la langue créole comme langue officielle de la Martinique ne constitue qu’une simple mesure préparatoire à la transmission […] de la proposition de modification de loi adoptée par l’Assemblée de la Martinique, laquelle vise à changer le rôle et la place de la langue créole », et il « en conclut que l’article 1er de la délibération est dénué de toute portée normative et ne peut pour cette raison être contesté devant le tribunal administratif »6.

Aussi, « la Collectivité territoriale de Martinique n’étant pas partie perdante », la somme de 2 000 euros demandée par l’État ne peut être mis à sa charge ; et, au contraire, le juge des référés a estimé qu’« il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’État la somme de 1 000 euros à verser à la Collectivité territoriale de Martinique au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. »5

En fin de compte, même si l’État a subi un léger revers avec le rejet de la requête du préfet et les 1 000 euros qu’il doit régler à la Collectivité territoriale de Martinique, il a obtenu que l’article 1er de la délibération de l’Assemblée de Martinique soit vidé de sa substance par le tribunal, qui l’a cantonné au cadre d’une proposition de loi. Pour la modique somme de 1 000 euros, l’État a ainsi réussi à s’assurer que la reconnaissance du créole comme langue officielle soit rendue ineffective. Mais cela ne semble pas suffire à l’État, puisque le préfet fait appel de la décision7. L’enjeu ne consiste vraisemblablement pas tant à bloquer la proposition de loi, dont les chances d’aboutir sont, de toutes façons, à peu près nulles, qu’à balayer purement et simplement la proclamation d’égalité linguistique entre le créole et le français en Martinique, qui va à l’encontre de l’idéologie de l’État.

Ainsi, même si elle était confirmée en appel, la maigre victoire de la Collectivité territoriale de Martinique ne change pas vraiment la donne, car l’issue finale reste prévisible : la proposition de loi sera, de toute évidence, enterrée ou rejetée. Il est, en effet, illusoire d’espérer obtenir la co-officialisation d’une langue autochtone sans réviser préalablement la Constitution. Et il s’avère que seule la modification de la Constitution requise peut permettre de mettre en place les mesures nécessaires pour pérénniser les langues autochtones et assurer un avenir clément à leurs locuteurs.

Notes :

  1. « La Collectivité Territoriale de Martinique a reconnu le créole comme langue officielle », Témoignages, 30 mai 2023.
  2. « L’Assemblée de Martinique reconnaît le créole comme langue officielle », par Jean-Marc Atsé, France-Antilles Martinique, 25 mai 2023.
  3. « Réponse du président du Conseil exécutif de Martinique au préfet concernant l’officialisation du créole », lettre de Serge Letchimy du 19 août 2023, Justice pour nos langues !, 24 août 2023, modifié le 26 août 2023.
  4. « Créole : "L’État gagnerait à la pleine reconnaissance des différences locales", selon Serge Letchimy », France-Antilles Martinique, 21 août 2023
  5. Ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de la Martinique no 2300550 du 4 octobre 2023.
  6. « Rejet de la demande de suspension de la délibération reconnaissant la langue créole comme langue officielle de la Martinique », Tribunal administratif de la Martinique, 4 octobre 2023.
  7. « La justice déclare "irrecevable" le recours du préfet demandant la suspension de la délibération reconnaissant la langue créole comme langue officielle de la Martinique », par Inès Tresident-Ranguin, Martinique La 1ère, 4 octobre 2023, 10 h 54, mis à jour à 18 h 29.