Justice pour nos langues !

Un jugement sans interprète et sans réelle défense
pour un militant du basque

Une personne a été jugée mardi dernier suite à des inscriptions en basque sur des bâtiments publics, mais, en l’absence d’interprète, il a quitté l’audience. La revendication des dégradations et le renoncement à la plaidoirie invitent à s’arrêter sur les motivations de son action et de son geste. Ils renvoient, en effet, tous deux à la question, toujours très sensible, des droits linguistiques en France.

L’histoire a été relatée par le journal Sud Ouest1. Ce mardi 26 mars 2024, un militant de la cause linguistique basque a comparu devant le tribunal de Bayonne pour dégradation légère de biens publics et pour refus de prise d’empreintes et de prélèvement d’ADN. Il avait revendiqué, en septembre 2023, avoir écrit « Établissement public de santé » en basque sur un mur de la clinique Luro d’Ispoure et sur un autre du Centre médico-psychologique de l’enfant et de l’adolescent à Saint-Jean-Pied-de-Port, qu’il avait accompagné de la mention « Unesco ». Lors de l’audience, la demande de traducteur bascophone formulée par l’avocate du prévenu, qui en appelait pour lui au « droit fondamental de s’exprimer dans sa langue maternelle », a été rejetée. En guise de protestation, il a souhaité que son avocate ne plaide pas et est sorti de la salle d’audience.

La signalétique en langue autochtone

Les inscriptions pour lesquels il a été condamné visaient avant tout à protester contre la présence insuffisante du basque dans la signalétique publique. Les indications concernant les lieux et équipements publics sont, en effet, loin d’être systématiquement disponibles en basque. Mais elles visaient aussi à rappeler les menaces qui pèsent sur la diversité linguistique, et sur lesquels l’Unesco ne cesse d’alerter depuis des années. Le basque figure d’ailleurs dans l’Atlas des langues en dangers de l’Unesco, où il est classé comme « vulnérable »2.

Il va de soi que de tels incidents n’auraient jamais eu lieu si la France avait suivi, en en tirant toutes les conséquences, les recommandations des rapports du rapporteur spécial des Nations unies sur les questions relatives aux minorités. L’une d’entre elle énonce : « Les États devraient faire en sorte que les minorités puissent accéder aux services administratifs, juridiques et médicaux dans leurs langues. »3 Et une autre : « Les États devraient concevoir et mettre en place des cadres normatifs qui reconnaissent, soutiennent et promeuvent les langues minoritaires », notamment « [e]n prévoyant des mécanismes spécifiques et des ressources matérielles suffisantes pour que les services publics soient accessibles dans les langues minoritaires »4.

Face à la situation des langues autochtones en France, à l’insuffisance de moyens qui leur sont alloués, à un droit très peu protecteur à leur égard, à une politique publique en leur direction trop souvent défaillante et au refus obstiné de l’État de mettre en place un bilinguisme sociétal, il n’est guère surprenant que des actions de ce type voient le jour. Selon un adage bien connu, « mieux vaut prévenir que guérir ». Mais prévenir ne s’effectue ni en réprouvant, ni en proscrivant ; guérir ne s’effectue ni en sanctionnant, ni en condamnant ; et ni l’un ni l’autre ne s’effectue ni en opprimant, ni en réprimant.

Le droit à s’exprimer en langue autochtone lors de procédures judiciaires

Pour ce qui est du droit des locuteurs d’une langue autochtone à s’exprimer dans leur langue dans les procédures judiciaires, il figure dans une recommandation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe : « Dans les régions d’implantation substantielle d’une minorité nationale, les personnes appartenant à cette minorité ont le droit d’utiliser leur langue maternelle dans leurs contacts avec les autorités administratives ainsi que dans les procédures devant les tribunaux et les instances juridiques. »5 Une recommandation de l’OSCE l’accompagne du droit à bénéficier, si nécessaire, d’un interprète : « Dans les régions et les localités où des personnes appartenant à une minorité nationale sont présentes en nombre significatif, et où le désir en a été exprimé, les personnes appartenant à cette minorité devraient avoir le droit de s’exprimer dans leur propre langue au cours des procédures judiciaires, si nécessaire avec l’assistance gratuite d’un interprète et/ou d’un traducteur. »6 Et une autre préconise d’envisager que l’ensemble de la procédure puisse se dérouler en langue autochtone : « Dans les régions et les localités où des personnes appartenant à une minorité nationale vivent en nombre significatif, et où le désir en a été exprimé, les États devraient accorder la considération qui convient à la possibilité de mener toutes les procédures judiciaires affectant ces personnes dans la langue de la minorité. »6

En France, le droit à un interprète peut parfois être invoqué pour les langues d’outre-mer. Mais les textes se gardent bien de reconnaitre un tel droit pour l’ensemble des locuteurs de langue autochtone, ou même pour l’ensemble des personnes de langue maternelle autochtone. Dans le cadre d’une procédure, le droit à l’assistance d’un interprète, pour une personne suspectée ou poursuivie7 ou pour une partie civile8, n’existe que dans le cas où elle « ne comprend pas la langue française », et la seule obligation concernant le choix de la langue est que la traduction soit effectuée « dans une langue qu’elle comprend ».

Les personnes ne parlant qu’une langue autochtone bénéficient donc d’un droit à un interprète dans leur langue. Mais ce droit n’existe au sein des populations autochtones que jusqu’à ce que, par le biais de l’enseignement, tous leurs membres en viennent à maitriser le français. L’État parvient ainsi à réduire peu à peu cette possibilité, jusqu’à la faire disparaitre entièrement, et, avec elle, l’usage des langues autochtones suit le même chemin. Et il ne s’agit malheureusement là que d’une facette de la politique mise en place pour mener à un monolinguisme francophone, alors même que l’assimilation forcée est contraire au droit international9.

Pour en revenir au droit français, il y a tout de même le détail gênant, pour reprendre les termes d’informations fournies très officiellement10, que le principe du contradictoire est un principe fondamental de toute procédure judiciaire, qu’il est consacré comme un principe général du droit, que tout élément produit en justice doit pouvoir faire l’objet d’un débat, que le juge lui-même est tenu de respecter le principe du contradictoire, et que le jugement entaché d’une violation de la contradiction est nul. La justice française repose donc essentiellement sur un tel principe. Aussi, en l’absence de contradictoire, il est légitime de se demander si justice a réellement été rendue, sachant que, dans cette affaire, il ne s’agissait pas d’un refus d’être entendu.

En vertu du code de procédure pénale, la présence d’un interprète en audience est une pratique courante, et de nombreuses langues sont ainsi parlées dans les tribunaux français. Si, dans le cas présent, la loi ne reconnait pas explicitement le droit à un interprète, à l’inverse, elle n’interdit pas non plus qu’il soit fait appel à lui. La justice n’est d’ailleurs pas très regardante sur l’éventuelle insuffisante maitrise du français des prévenus de langue maternelle étrangère à qui elle fournit un interprète.

En l’occurrence, la convocation d’un interprète n’aurait posé aucune difficulté matérielle, et même aucun coût supplémentaire, du moins si la recherche de l’interprète et le règlement de ses honoraires éventuels avaient été à la charge du prévenu. L’autorité judiciaire aurait même pu choisir un interprète issu du milieu associatif proposé par le prévenu, qui serait alors intervenu sous condition de prestation de serment, car si les interprètes sont, en principe, choisis sur des listes déterminées, la loi prévoit la possibilité d’une solution alternative : « En cas de nécessité, il peut être désigné une personne majeure ne figurant sur aucune de ces listes, dès lors que l’interprète ou le traducteur n’est pas choisi parmi les enquêteurs, les magistrats ou les greffiers chargés du dossier, les parties ou les témoins. »11

En outre, l’intervention d’un interprète dans le cadre de cette affaire n’aurait pas impliqué la présence systématique d’un interprète pour toutes les affaires dans lesquelles un bascophone est entendu. De telles demandes ne sont d’ailleurs pas légion, loin s’en faut.

Contrairement à ce qu’a fait valoir la présidente du tribunal, la présence d’un interprète n’aurait donc pas véritablement complexifié la fonction de l’autorité judiciaire ; et, au demeurant, ce problème n’est pas celui du justiciable. La question de la complexification de la fonction de l’autorité judiciaire ne se pose d’ailleurs pas pour des prévenus de langue étrangère dont la langue est peu présente sur le territoire français, alors même qu’il en résulte parfois de sérieuses difficultés à trouver un interprète. Il semble, par conséquent, qu’il n’y ait eu aucune justification raisonnable pour ne pas respecter le principe du contradictoire. Aussi, il pourrait y avoir lieu de demander la nullité du jugement par les voies de recours.

Une condamnation… et après ?

L’institution judiciaire a rendu sa décision. Au nécessaire respect du principe du contradictoire près, c’est bien. Mais le problème demeure entier. En effet, les politiques publiques n’en devraient pas moins prendre leurs responsabilités, éventuellement en profitant de la gracieuse traduction qui a été mise à leur disposition bénévolement pour améliorer l’accueil des bascophones dans les établissements de soin qui relèvent de leurs compétences. Et l’État devrait enfin prendre ses dispositions pour modifier la Constitution et légiférer pour poser des mesures de protection des langues efficaces, afin de généraliser la signalétique bilingue dans les territoires concernés et de reconnaitre le droit de s’exprimer en langue autochtone, aussi bien dans les procédures judiciaires qu’auprès des administrations et services publics dans ces mêmes territoires, conformément aux recommandations internationales.

Notes :

  1. « Tribunal de Bayonne : sans traducteur en langue basque, il refuse de témoigner à la barre et tourne les talons », par Thomas Villepreux, Sud Ouest, 26 mars 2024, 18 h 34.
  2. Atlas des Langues en danger dans le monde, sur le site de l’Unesco, 2010. Carte 10, p. 24-25.
  3. « Recommandations de 2020 relatives à l’éducation, à la langue et aux droits de l’homme des minorités », sur le site Justice pour nos langues !. Point 36.
  4. « Recommandations de 2021 relatives à la prévention des conflits et à la protection des droits humains des minorités », sur le site Justice pour nos langues !. Point 26.
  5. « Recommandation 1201 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe », sur le site Justice pour nos langues !. Article 7, point 21.
  6. « Recommandations d’Oslo concernant les droits linguistiques des minorités nationales », sur le site Justice pour nos langues !. Recommandations 18 et 19.
  7. « Code de procédure pénale – Article préliminaire », sur le site Légifrance.
  8. « Code de procédure pénale – Article 10-3 », sur le site Légifrance.
  9. « Le droit de ne pas subir d’assimilation forcée », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 2 juin 2022, modifié le 16 juin 2022.
  10. « Procédure judiciaire : qu’est-ce que le principe du contradictoire ? », sur le site Vie publique, modifié le 10 mai 2023.
  11. « Code de procédure pénale – Article D594-16 », sur le site Légifrance.