Justice pour nos langues !

Faut-il rendre autonomes certains territoires
pour sécuriser l’enseignement immersif
en langue autochtone ?

Le président de la Région Bretagne s’est récemment prononcé en faveur d’une révision constitutionnelle permettant à certaines régions de bénéficier d’une autonomie. Parmi les enjeux mis en avant par la Région Bretagne figure, entre autres, la question linguistique. Mais, si la proposition formulée permettrait incontestablement certaines avancées, elle resterait cependant insuffisante pour régler les difficultés auxquelles les langues autochtones se trouvent confrontées.

Dans un courrier daté du 4 mars 2024, le président de la Région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, a adressé au ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, une proposition de modification de la Constitution portant sur la possibilité pour des régions d’accéder à un statut d’autonomie1. Cette proposition avait déjà fait l’objet d’une déclaration de la part de Loïg Chesnais-Girard, laquelle avait été reprise dans un communiqué de la Région Bretagne du 11 octobre 20232.

Il s’agit, selon la déclaration de Loïg Chesnais-Girard, d’une évolution positive et redonnant de la cohérence à la Constitution : « La diversité doit pouvoir être reconnue et s’exprimer à travers un cadre commun actualisé et adapté, pas dans des confettis d’articles constitutionnels. » Et le président de la Région Bretagne a alors précisé : « Il faut penser désormais une loi de la République pour tous, et qui permette à chacun de trouver sa liberté. »

Loïg Chesnais-Girard soutient ainsi la réécriture de l’article 73 de la Constitution proposée par l’ancien garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas. Selon le communiqué, cela permettrait « un nouveau partage des pouvoirs réglementaire et législatif », et, grâce à cette modification constitutionnelle, « les Régions seraient dotées d’une autonomie financière et fiscale effectives, pour relever les défis actuels : mobilités, logement, langue, culture. »

La proposition indique les conditions permettant aux collectivités territoriales de bénéficier d’une autonomie : « Les collectivités territoriales de la République peuvent disposer d’un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République et de leurs caractéristiques et contraintes particulières. » Elle définit la procédure permettant d’accéder à l’autonomie : « Ce statut est défini par une loi organique adoptée après avis de l’assemblée délibérante. » Et elle prévoit une compétence en matière législative, inhérente à un tel statut : « La loi organique détermine, pour celles de ces collectivités qui sont dotées de l’autonomie, les conditions dans lesquelles est organisé le contrôle juridictionnel sur les compétences assumées dans le domaine de la loi. »

Si l’adoption du texte laisserait une plus grande marge de manœuvre aux territoires bénéficiant de cette autonomie, les avancées possibles en matière de droits linguistiques resteraient cependant très limitées. En effet, les principales limitations dans le domaine proviennent de l’article 2 de la Constitution. Et les collectivités territoriales relevant de l’article 73 resteraient nécessairement bridées par cet article, car les lois organiques sont systématiquement soumises à un contrôle de conformité à la Constitution par le Conseil constitutionnel3.

La pratique montre qu’il existe néanmoins une forme d’autonomie permettant à quelques langues d’échapper partiellement aux conséquences de l’article 2 de la Constitution. Mais cette exception concerne, en réalité, une collectivité territoriale régie par l’article 74 de la Constitution, et non par l’article 73.

Une loi organique de 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie permet, en effet, un enseignement dans les langues kanak : « Les langues kanak sont reconnues comme langues d’enseignement et de culture. »4 Or si cette disposition n’a pas été censurée, c’est parce qu’elle était déjà présente dans l’accord de Nouméa de 1998, à l’article 1.3.3, relatif aux langues : « Les langues kanak sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie. »5 Et l’accord de Nouméa étant mentionné dans la Constitution, ces dispositions ont, par conséquent, valeur constitutionnelle.

S’il s’agit du modèle d’autonomie le plus avancé qui soit en France, une extension plus générale de ce dernier exigerait cependant d’importantes réformes, à commencer, pour certains territoires, par un nouveau redécoupage administratif. Et aussi bénéfiques que ces évolutions puissent être, la sécurisation de l’enseignement immersif en langue autochtone ne saurait être tributaire de changements dont la réalisation serait, de toute évidence, particulièrement longue ; la sécurisation de l’enseignement immersif s’impose au regard du droit à l’instruction, dont les conséquences concernant l’enseignement immersif ne sont pas à négliger ainsi que le montre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme6, et un tel conflit de normes ne saurait perdurer.

Plus simplement, la sécurisation de l’enseignement immersif en langue autochtone pourrait passer par la modification de la disposition qui y fait obstacle, à savoir le premier alinéa de l’article 2 de la Constitution, qui fait du français la langue de la République. Mais ce dernier a été tellement sacralisé que toutes les tentatives en ce sens se sont, jusqu’à présent, soldé par un échec.

Quant à l’inscription de la possibilité de mettre en œuvre un enseignement immersif en langue autochtone à l’article 75-1 de la Constitution, les effets s’avèreraient incertains. D’une part, cela risquerait de provoquer un nouveau conflit de normes, et rien ne permet d’affirmer que le Conseil constitutionnel reverrait alors sa jurisprudence et ne persévèrerait pas en faisant primer l’interprétation qu’il a faite du premier alinéa de l’article 2. D’autre part, ayant déjà considéré que l’article 75-1 n’était pas porteur de droit7, il n’est pas certain non plus qu’il n’en reste pas à cette considération.

Enfin, la solution pourrait consister à réviser l’article 2 de la Constitution en laissant son premier alinéa inchangé, mais en complétant l’article par un dernier alinéa rédigé comme suit : « Le premier alinéa du présent article s’applique sans préjudice aux dispositions relevant de l’article 75-1, ni à l’usage des langues régionales ou aux actions publiques et privées menées en leur faveur. » Cela limiterait efficacement la portée du premier alinéa en offrant enfin la garantie du respect de la parole de l’ancien garde des sceaux qui, préalablement au vote concernant l’ajout du premier alinéa de l’article 2 de la Constitution en 1992, avait déclaré, en référence à la contribution de la Communauté « à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale »8 prévue dans le traité de Maastricht, « qu’en matière de liberté – qui […] n’existe concrètement que s’il y a des possibilités de choix entre des modèles culturels différents –, ce qui vaut pour l’Europe vaut également pour la nation », et « qu’aucune atteinte ne sera portée à la politique de respect de la diversité de nos cultures régionales qui est un élément essentiel du patrimoine national »9.

Cette dernière solution permettrait ainsi de redonner de la valeur à l’article 75-1 de la Constitution. Et cet article pourrait, par la même occasion, être renforcé en remplaçant son contenu par un texte rédigé de manière à lui apporter un minimum de substance : « Les langues régionales sont protégées sur les territoires concernés. Leur protection est assurée par l’État et les collectivités locales. Tout citoyen français ou personne morale, en tant que bénéficiaire de ce patrimoine culturel immatériel, est fondé, en son nom propre ou collectivement, à obtenir le respect de cette obligation. » Une telle rédaction permettrait de répondre à l’exigence du Conseil constitutionnel, qui semble vouloir imposer à toute dispostion constitutionnelle, dès lors qu’elle a trait aux langues autochtones, une mention explicite de « l’ensemble des attributs essentiels d’un droit ou d’une liberté que sont la détermination de son objet et l’identification de son titulaire et de ceux auxquels il serait opposable »7.

Il existe ainsi une solution pour autoriser l’enseignement immersif en langue autochtone tout en conservant le premier alinéa de l’article 2 de la Constitution inchangé. Le but de cette disposition était, à l’origine, de défendre le français face à l’anglais, et ce, dans le respect des langues autochtones. La révision constitutionnelle envisagée donnerait enfin à cet article la fonction qui lui était initialement prévue. Et elle donnerait une véritable portée à l’article 75-1, qui s’en trouve indûment dépourvu. En somme, il serait ainsi mis un terme à quelques incohérences juridiques. Il y a donc là une intéressante opportunité de remettre un peu d’ordre dans le droit constitutionnel.

Notes :

  1. Lettre de Loïg Chesnais-Girard à Gérald Darmanin du 4 mars 2024, sur le site NHU, mars 2024.
  2. « Pour « une République une, indivisible et décentralisée » : Loïg Chesnais-Girard favorable à une révision de la Constitution », sur le site de la Région Bretagne.
  3. « Constitution du 4 octobre 1958 – Article 46 », sur le site Légifrance.
  4. « Loi n° 99-209 organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie (1) – Article 215 », sur le site Légifrance.
  5. « Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998 », sur le site Légifrance.
  6. « Le cadre juridique régissant l’enseignement immersif en langue autochtone exposé par la chambre régionale des comptes de Bretagne », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 7 mars 2024, modifié le 17 mars 2024.
  7. « Le droit à la protection des langues autochtones », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 29 juillet 2023, modifié le 18 mars 2024.
  8. « Traité sur l’Union européenne », Journal officiel des Communautés européennes, no C 191 du 29 juillet 1992, pages 1 à 112. P. 24.
  9. « Assemblée nationale, 9e législature : 1992. Seconde session ordinaire de 1991—1992 (27e séance). Compte rendu intégral de la 1re séance du mardi 12 mai 1992 », Journal officiel de la République française, no 26 [1] du mercredi 13 mai 1992. Pages 1019-1021.