Justice pour nos langues !

Confirmation en appel de l’interdiction du corse
à l’Assemblée de Corse et au Conseil exécutif de Corse
jugée en première instance

L’anticonstitutionnalité de l’emploi du corse dans les débats à l’Assemblée de Corse, qui ressort d’un jugement du tribunal administratif de Bastia, a été confirmée par un arrêt de la cour administrative de Marseille. La décision est cependant à la fois succincte, peu cohérente et assez révélatrice des pratiques de la justice administrative sur les questions relatives aux langues autochtones. Mais les problèmes qu’elle soulève méritent d’être examinés.

L’Assemblée de Corse a voté, le 16 décembre 2021, une modification de son règlement intérieur, pour indiquer, au dernier alinéa de son article 1er, que « les langues des débats de l’Assemblée de Corse sont le corse et le français ». Et, par un arrêté du 8 février 2022, le Conseil exécutif de Corse a approuvé son règlement intérieur, dont l’article 16 dispose : « Les membres du Conseil exécutif de Corse et les agents du Secrétariat général du Conseil exécutif utilisent les langues corse et française dans leurs échanges oraux, électroniques, et dans les actes résultant de leurs travaux ».

Le préfet de Corse a alors demandé, le 15 avril 2022, l’annulation de chacune de ces deux décisions par laquelle les règlements intérieurs avaient été modifiés. Et, ayant essuyé un refus, il a déposé deux requêtes devant la justice le 15 juin 2022. Puis, le 9 mars 2023, le tribunal administratif de Bastia a rendu son jugement1. La délibération approuvant le dernier alinéa de l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse a alors été annulée, ainsi que l’arrêté ayant approuvé l’article 16 du règlement intérieur du Conseil exécutif de Corse.

Le jugement du tribunal administratif de Bastia

Le jugement cite l'article 1er de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, qui fait du français notamment la langue du travail, des échanges et des services publics. Cependant, le juge ne s’appuie pas dessus. En effet, contrairement à plusieurs décisions ultérieures, rendues le 9 mai 2023 par le tribunal de Montpellier2, le 21 novembre 2023 par la cour administrative d’appel de Bordeaux3 et le 3 octobre 2024 par le tribunal administratif de la Martinique4, l’article 21 de cette loi, énonçant une restriction pour les langues autochtones, est bien prise en compte dans ce jugement : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur. »5

Mais le juge n’en a pas moins conclu à l’incompatibilité des règlements corses avec les obligations concernant la langue française. Il ne s’est appuyé, pour cela que sur l’article 2 de la Constitution, ou, plus précisément, sur son interprétation provenant de la jurisprudence du Conseil constitutionnel : « Il résulte du premier alinéa de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. Il suit de là que l’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse, ainsi que l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse, en tant que cet article prévoit que le corse est au nombre des langues des débats, méconnaissent les dispositions de l’article 2 de la Constitution. »

Un jugement contesté

Les élus corses, peu convaincus de la conformité du jugement avec le droit international, ont alors invité Fernand de Varennes, rapporteur spécial à l’Onu sur les questions relatives aux minorités, à s’exprimer à l’Assemblée de Corse. Ce dernier y a expliqué pourquoi la décision du tribunal administratif de Bastia posait problème6, évoquant les préférences linguistiques de l’État français en matière de langues, les différences de traitement entre l’anglais et les langues autochtones en France, ainsi que l’interdiction de la discrimination en droit international.

La Collectivité de Corse, sans surprise, a fait appel du jugement du tribunal administratif de Bastia. Enfin, le 19 novembre 2024, la cour administrative d’appel de Marseille a rendu son arrêt. Se basant sur l’article 2 de la Constitution, le juge confirme l’annulation des dispositions de l’Assemblée de Corse et du conseil exécutif de Corse7.

L’arrêt de la cour administrative de Marseille

La décision de la cour administrative d’appel de Marseille est assez similaire à celle du tribunal administratif de Bastia. Elle est sans nuance, considérant qu’un usage exclusif du français s’impose pour tout ce qui relève des affaires publiques. L’argument reste le même : « Il résulte des dispositions de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 en vertu desquelles “ La langue de la République est le français ” que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. »

Aussi, la cour s’oppose, au point 5, à la possibilité même, prévues par les textes règlementaires, d’utiliser le corse en séance ne serait-ce qu’à l’oral : « De telles dispositions ont pour objet et pour effet de conférer, d'une part aux membres de l'Assemblée de Corse, le droit de s'exprimer, en séance de cette assemblée, dans une langue autre que la langue française, et d’autre part aux membres du conseil exécutif ainsi qu'aux agents du secrétariat général de ce conseil, le droit de s'exprimer dans cette même langue en séance de cet organe et de rédiger suivant celle-ci des actes résultant de leurs travaux. » Elle en déduit alors que les dispositions litigieuses « sont ainsi contraires aux exigences de l’article 2 de la Constitution ».

Par ailleurs, l’annulation des dispositions litigieuses ayant pour effet de rendre sans valeur les actes qui auraient été pris en leur application, la Collectivité de Corse demandait que soient différés les effets de l’annulation d’un délai de six mois. La cour fait savoir, au point 8, qu’elle ne fait droit à cette demande, car il n’a pas été montré « que ces mesures auraient été adoptées à l’issue de débats menés intégralement ou principalement en langue corse, ou prises dans cette langue ».

Les faiblesses de l’argumentation

Les conséquences de l’article 2 de la Constitution méritent d’être examinés plus en détail, car non seulement nombre de pratiques vont à l’encontre de ce principe, notamment dans le domaine de l’enseignement8, mais il existe, de plus, des éléments juridiques contredisant une lecture aussi stricte de l’article 2 de la Constitution. C’est pourquoi, si le juge en vient à considérer qu’une restriction de droit concernant l’usage de toute autre langue que le français, y compris s’agissant d’une langue autochtone, s’impose, il serait approprié qu’il en délimite au moins les contours et qu’il explicite les implications précises de l’article 2 de la Constitution en prenant en compte les dispositions constitutionnelles et la jurisprudence qui s’y rapportent. À défaut, son raisonnement apparait particulièrement lacunaire.

D’une part, le juge ne prend pas en compte la possibilité de l’usage de traductions qui ressort de la jurisprudence constitutionnelle. Pourtant, au considérant 8 de sa décision du 15 juin 19999, comme au considérant 5 de sa décision du 28 septembre 200610, le Conseil constitutionnel indique que « l’article 2 de la Constitution n’interdit pas l’utilisation de traductions ». Cela laisse, par conséquent, un espace d’expression pour la langue autochtone, mais le juge ne le mentionne pas.

La jurisprudence récente sur la conformité au droit des traductions existe pourtant. Confirmant en cela le jugement le tribunal administratif de Montpellier11, la cour administrative d’appel de Toulouse reconnait cette possibilité, même si elle énonce que le français doit nécessairement être exprimé avant la langue autochtone dans le cas où une traduction est effectuée, et jamais dans l’ordre inverse12. Mais le débat reste encore ouvert. Cette affaire est, en effet, toujours en cours, car les maires soutenant l’autorisation de l’usage du catalan en conseil municipal, contestant le traitement de la langue autochtone reléguée au mieux comme langue seconde, entendent la porter devant le Conseil d’État.

D’autre part, le Conseil constitutionnel a aussi statué qu’il y a des domaines pour lesquels les conséquences qu’il a tiré de l’article 2 de la Constitution ne sont pas absolues, considérant « que son application ne doit pas conduire à méconnaître l’importance que revêt, en matière d’enseignement, de recherche et de communication audiovisuelle, la liberté d’expression et de communication »9 Or il n’apparait pas clairement pourquoi ce principe ne devrait pas aussi être pris en compte dans les débats des assemblées délibératives. Et il existe même de solides arguments permettant d’avancer qu’elle devrait bien l’être.

Pour ce qui est des personnes de droit public, l’interprétation du Conseil constitutionnel ne concerne pas les personnes physiques, mais seulement les personnes morales. Il convient donc de distinguer les interventions des débats se déroulant à l’Assemblée de Corse des comptes-rendus écrits, et il en va de même pour les échanges oraux et électroniques des membres du Conseil exécutif de Corse et des agents du Secrétariat général du Conseil exécutif, ainsi que des actes résultant de leurs travaux, qui ne constituent pas une position officielle du Conseil exécutif. L’usage éventuel du corse dans de tels contextes n’a, au final, aucune incidence sur la langue des délibérations, qui sont, pour leur part, toujours écrites.

De plus, le Conseil constitutionnel considère bien que le respect de la liberté d’expression et de communication prime, puisqu’il proclame que « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés »13. Aussi, si les deux normes constitutionnelles sont antangonistes, il convient alors de concilier les conséquences découlant de l’interprétation de l’article 2 avec la liberté d’expression et de communication, y compris en langue autochtone, afin de pouvoir assurer l’ensemble les conditions nécessaires à la démocratie.

Le rejet de toute possibilité de s’exprimer en langue autochtone lors des débats de l’Assemblée de Corse est donc problématique. Et deux autres raisons encore viennent d’ailleurs le confirmer.

Premièrement, il fait abstraction de la jurisprudence du Conseil d’État relative à l’utilisation effective d’une langue autochtone au sein de l’Assemblée de la Polynésie française. En effet, ce dernier, en l’espèce, ne soumet pas les débats à l’usage exclusif du français. Il accepte, au contraire, l’emploi d’une langue autre que le français dès lors qu’il n’y a pas entrave à « l’exercice du contrôle de légalité » des textes adoptés, ni privation « des garanties d’accès et de compréhension indispensables au débat démocratique ». Cela apparait notamment dans un arrêt du 16 octobre 201314 et dans un autre du 11 février 202215.

Deuxièmement, cette interdiction formelle d’utiliser la langue corse pour débattre à l’Assemblée de Corse et s’exprimer en séance au Conseil exécutif de Corse, énoncée au point 5, entre en contradiction avec l’argumentation développée au point 8. Dans ce dernier alinéa, c’est, en effet, seulement l’usage majoritaire du corse dans les débats et l’adoption dans cette langue des mesures présentées qui sont donnés comme contraires au droit. Et cela suppose que l’usage du corse dans les débats est alors considéré comme conforme au droit par la cour, contrairement à l’argumentation développée pour rejeter les dispositions litigieuses des règlements.

Il y a là une contradiction flagrante. De cette manière, il est fait obstruction, dans les textes, à l’autorisation de l’usage des langues autochtones au sein des assemblées délibératives, alors que leur usage n’est pas défendu dans la pratique. Une telle incohérence, qui pourrait sembler relever d’une logique schizophrénique, n’est, de toute évidence, aucunement motivée par des principes de droit, mais parait plutôt provenir d’une volonté de poser un interdit quant à l’usage des langues autochtones tout en prémunissant l’État des conséquences qui pourraient en résulter. Comme les élus ne peuvent ainsi se prévaloir d’atteintes effectives à leurs droits, la justice administrative épargne alors à la France d’éventuelles condamnations par les instances internationales. Une telle décision s’explique donc parfaitement si elle poursuit un objectif politique.

Enfin, les règlements de l’Assemblée de Corse et du Conseil exécutif de Corse ne sont pas normatifs. S’ils peuvent être appliqués en conformité avec le droit, il n’y a alors aucune nécessité de les censurer. La justice peut, dans un tel cas, les déclarer conformes, en rappelant simplement que leur application reste soumise à d’éventuelles obligations juridiques en vigueur qui en restreindraient la portée.

Une affaire toujours en cours

L’affaire n’est pas encore close. C’est à présent au Conseil d’État de l’examiner et de se prononcer. Il n’y a donc plus qu’à attendre pour connaitre le contenu de sa décision. Soit il exprimera une inconstitutionnalité sans égard pour toutes les limitations existantes à l’article 2 de la Constitution, soit il se bornera à préciser les modalités d’usage du corse au sein de l’Assemblée de Corse et du Conseil exécutif de Corse, soit encore s’il optera pour une évolution de la jurisprudence permettant une plus juste intégration des langues autochtones.

Le Conseil d’État se trouve ainsi face à une importante responsabilité, sachant que sa décision est susceptible d’attiser le mécontentement général et le ressentiment croissant dans nombre de territoires vis-à-vis de la politique d’assimilation que la France continue à mettre en œuvre en violation du droit international16. Mais, surtout, il a l’opportunité d’accompagner une évolution sociale et de répondre à une aspiration citoyenne, tout en renforçant le respect des valeurs propres aux sociétés démocratiques, parmi lesquelles figure la préservation de la diversité linguistique.

Notes :

  1. Tribunal administratif de Bastia - 1ère chambre, 9 mars 2023 / no 2200748 et 9 mars 2023 / no 2200749, sur le site Dalloz.fr.
  2. « Le tribunal administratif de Montpellier restreint l’usage du catalan », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 13 mai 2023, modifié le 11 juillet 2023.
  3. « La suspension de l’exécution de l’acte portant reconnaissance de la langue créole comme langue officielle par la cour administrative d’appel de Bordeaux », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 23 décembre 2023, modifié le 7 octobre 2024.
  4. « Un procès très politique en Martinique contre le principe de la co-officialité d’une langue autochtone », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 12 octobre 2024.
  5. « Loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française – Article 21 », sur le site Légifrance.
  6. « Le point de vue d’un expert de l’Onu en Corse sur l’état des droits linguistiques en France », Justice pour nos langues !, 30 juin 2023, modifié le 3 décembre 2024.
  7. « CAA de Marseille, 4ème chambre, 19/11/2024, 23MA01110, Inédit au recueil Lebon », sur le site Légifrance.
  8. « Le cadre juridique régissant l’enseignement immersif en langue autochtone exposé par la chambre régionale des comptes de Bretagne », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 7 mars 2024, modifié le 21 mars 2024.
  9. Décision no 99-412 DC du 15 juin 1999 – Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, sur le site du Conseil constitutionnel.
  10. Décision no 2006-541 DC du 28 septembre 2006 – Accord sur l’application de l’article 65 de la convention sur la délivrance de brevets européens (Accord de Londres), sur le site du Conseil constitutionnel.
  11. « Le tribunal administratif de Montpellier restreint l’usage du catalan », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 13 mai 2023, modifié le 11 juillet 2023.
  12. « Le catalan reste une langue de traduction dans les conseils municipaux », par Joséphine Ortuno, France Bleu, 12 décembre 2024, 16 h 42.
  13. « Décision no 2018-773 DC du 20 décembre 2018 – Loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information », sur le site du Conseil constitutionnel. Alinéa 15.
  14. « Conseil d’État, 10ème et 9ème sous-sections réunies, 16/10/2013, 365141, Inédit au recueil Lebon », sur le site Légifrance. Alinéa 6.
  15. « Conseil d’État, 10ème chambre, 11/02/2022, 456823, Inédit au recueil Lebon », sur le site Légifrance. Alinéa 16.
  16. « Le droit de ne pas subir d’assimilation forcée », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 2 juin 2022, modifié le 16 juin 2022.