Un procès très politique en Martinique contre le principe
de la co-officialité d’une langue autochtone
La délibération de l’Assemblée de Martinique dont l’article 1er reconnaissait la co-officialité du créole en Martinique a attiré les foudres du préfet, au point qu’il maintienne la procédure engagée, alors même que l’article avait été abrogé plus de huit mois avant l’audience. Mais, s’il est sans conséquence pour le créole, le jugement met néanmoins en évidence l’état du droit relatif aux langues autochtones et de la politique menée à leur encontre.
Le 25 mai 2023, l’Assemblée de Martinique a adopté une délibération dont l’article 1er posait l’officialité du créole en Martinique : « L’Assemblée de Martinique reconnaît la langue créole comme langue officielle de la Martinique, au même titre que le français ». Le préfet a alors demandé, le 25 juillet 2023, le retrait de la disposition, qui a été rejeté par le président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique le 19 août 20231.
En réponse à ce refus, le préfet a décidé de saisir la justice. Concernant la procédure en référé, le préfet avait d’abord été débouté de ses demandes en première instance2, avant d’obtenir la suspension de l’exécution de l’article 1er de la délibération litigieuse en appel3. Par la suite, la collectivité territoriale de Martinique a finalement renoncé à saisir le Conseil d’État.
Après l’affaire de la suspension de l’exécution de la reconnaissance de la co-officialité du créole, restait celle de l’abrogation de la délibération qui avait instauré cette reconnaissance. Or, à l’approche de la nouvelle audience, les véritables enjeux de la co-officialité du créole avaient disparu, car l’Assemblée de Martinique avait, par une délibération du 1er février 2024, abrogé l’article 1er de la délibération « portant reconnaissance par l’Assemblée de Martinique du rôle et de la place de la langue créole ». Le préfet ne s’était cependant pas désisté pour autant, ce que le rapporteur public n’a pas manqué de souligner en décrivant ce choix comme étant peu compréhensible4.
Conclusions du tribunal
L’audience a eu lieu le 12 septembre 2024, et, le 3 octobre 2024, le tribunal administratif de la Martinique a rendu son jugement5. Le tribunal a annulé l’article 1er de la délibération de l’Assemblée de Martinique du 25 mai 2023, et non la délibération dans son ensemble, car « le préfet de la Martinique qui ne développe aucun moyen spécifique à l’appui de sa demande d’annulation des autres dispositions contenues dans la délibération du 25 mai 2023 portant reconnaissance du rôle et de la place de la langue créole, n’est pas fondé à en contester la légalité. » Le tribunal n’a pas non plus fait droit à la demande du préfet de condamner la Collectivité territoriale de Martinique à la somme de 2 000 euros.
L’annulation de l’article 1er de la délibération a été prononcée par le tribunal « sans que cela remette en cause ni le droit pour chaque individu de faire usage de la langue créole dans les rapports entre personnes privées, ni la possibilité pour la collectivité territoriale de Martinique, dans l’exercice de ses compétences, de promouvoir l’apprentissage et la pratique de la langue créole, composante essentielle du patrimoine culturel de la Martinique ». Mais, ces précisions diplomatiques ne rendent pas l’argumentation développée moins révélatrice de l’état du droit français.
Dispositions invoquées
La loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française
Le juge s’appuie, entre autres, sur la loi Toubon : « Aux termes de l’article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le français ». Aux termes de l’article 1er de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française : « Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondateur de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics ». Il résulte de ces dispositions que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public, ainsi qu’aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics. » Et il en déduit que « le préfet de la Martinique est fondé à soutenir qu’en conférant à la langue créole le statut de « langue officielle » de la Martinique, l’article 1er de la délibération du 25 mai 2023 de l’Assemblée de Martinique […] méconnaît les dispositions précitées de l’article 2 de la Constitution et de l’article 1er de la loi du 4 août 1994. »
L’article 21 de la loi du 4 août 1994 exclut pourtant que cette même loi puisse être opposée à toute mesure de promotion d’une langue autochtone : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur. »6 Mais, une fois de plus, cette disposition n’est ni prise en compte, ni mentionnée, alors qu’il est question d’une langue autochtone.
L’article 2 de la Constitution
Le juge explique que, l’article 2 de la Constitution « ne pouvant garantir aux particuliers, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, un quelconque droit à l’usage d’une autre langue que le français, ni les contraindre à un tel usage », l’adoption de normes autorisant aux particuliers l’usage du français auprès des administrations et des services publics est anticonstitutionnel. Conformément à la jurisprudence linguicide du Conseil constitutionnel, le juge fait ainsi primer une interprétation très particulière de l’article 2 de la Constitution sur toutes les dispositions constitutionnelles qui lui sont contraires, et sans aucune considération pour les droits humains fondamentaux consacrés par le droit international. L’existence de telles dispositions constitutionnelles auraient pourtant dû amener le Conseil constitutionnel à concilier la lecture qu’il fait de l’article 2 avec elles, et non de les considérer comme « devant être conciliées avec les dispositions précitées de l’article 2 de la Constitution » qui ont été déduites très arbitrairement.
La situation qui en découle est particulièrement préoccupante, car, comme le note le sociolinguiste Philippe Blanchet : « Différents rapports sur les outre-mer ont récemment pointé les discriminations dans l’accès aux services publics pour les personnes peu ou pas francophones (y compris de nationalité française par filiation), par exemple celui de la CNCDH sur l’accès au Droit et à la justice (2017), du CESE sur les langues outre-mer (2019), etc. »7 Or, de nombreux traités ratifiés par la France interdisent formellement les discriminations fondées sur la langue. Cela apparait, par exemple, à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : « Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment […] de langue […] ou de toute autre situation. »8 Et Philippe Blanchet relève plusieurs autres dispositions.
Plusieurs instruments internationaux s’opposent ainsi à une telle restriction de droits. Le premier alinéa de l’article 2 de la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, même s’il n’est pas contraignant, constitue aussi une disposition de droit allant dans ce sens : « Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques […] ont le droit de jouir de […] d’utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque. »9
L’interprétation de l’article 2 voulant que « l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public » va ainsi clairement à l’encontre des droits humains fondamentaux. Et son application constitue une violation du droit international.
L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
Le juge mentionne l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui consacre la liberté d’expression : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »10. Mais le juge le considère inopérant en l’espèce, faisant prévaloir l’article 2 de la Constitution, ou, plus précisément, la lecture excessivement restrictive qu’en a fait le Conseil constitutionnel.
L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 permet ainsi de mettre en lumière que l’interprétation du Conseil constitutionnel de l’article 2 de la Constitution provoque un conflit de normes en droit interne. Et il y a légitimement de quoi s’étonner que la co-officialité d’une langue autochtone, alors même qu’elle constitue un moyen de réduire les discriminations linguistiques systémiques qui touchent des communautés linguistiques autochtones et qu’elle permet ainsi une meilleure mise en œuvre des droits humains fondamentaux, puisse être considérée comme un abus de liberté dans un pays démocratique. Il y a là une incohérence que le juge ne soulève pas.
Bilan
La décision du Tribunal administratif de la Martinique d’annuler un article déjà abrogé apparait assez dérisoire. Aussi, il semble que le procès ait, avant tout, été une affirmation de l’intransigeance de l’État sur le monolinguisme qu’il impose, et un message en direction de toute collectivité territoriale récalcitrante, qui envisagerait de permettre à ses administrés de s’adresser, s’ils le souhaitent, dans une langue autochtone à ses services, comme cela peut se faire dans l’immense majorité des pays démocratiques sans préjudice pour la langue qui serait officielle sur l’ensemble du territoire du pays concerné. Mais le jugement montre surtout combien une évolution du droit français est nécessaire, afin que l’ensemble des droits humains fondamentaux soient enfin pleinement reconnus en France. Il revient au constituant de résoudre, pour ce faire, les conflits de normes existant.
Enfin, concernant l’objet du litige, l’officialisation de langues autochtones permettrait de lutter efficacement contre les discriminations dans l’accès aux services publics des personnes ne maitrisant pas ou maitrisant mal le français. En effet, il en découlerait ainsi la mise en l’application, pour ces langues, du principe exprimé par le sénateur Mickaël Vallet le 18 octobre 2022 lors de l’examen, au Sénat, de la proposition de loi visant à encadrer les prestations de conseil auprès du gouvernement : « Quand on est payé par le contribuable, on le sert dans sa langue. Ça vaut pour l'administration, comme pour ses dirigeants, comme pour ses prestataires. »11
Notes :
- « Réponse du président du Conseil exécutif de Martinique au préfet concernant l’officialisation du créole », lettre de Serge Letchimy du 19 août 2023, Justice pour nos langues !, 24 août 2023, modifié le 26 août 2023.
- « Le recours du préfet de la Martinique contre l’officialisation du créole jugé irrecevable », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 16 octobre 2023, modifié le 20 octobre 2023.
- « La suspension de l’exécution de l’acte portant reconnaissance de la langue créole comme langue officielle par la cour administrative d’appel de Bordeaux », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 23 décembre 2023, modifié le 7 octobre 2024.
- « Conclusions partiellement contraires du rapporteur public concernant la demande d’annulation de la délibération sur la reconnaissance du créole en Martinique », Justice pour nos langues !, 12 octobre 2024.
- Jugement no 2300551 du 3 octobre 2024, sur le site du Tribunal administratif de la Martinique, 3 octobre 2024.
- « Loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française – Article 21 », sur le site Légifrance.
- « Lettre à la défenseure des droits sur son oubli des discriminations glottophobes », par Philippe Blanchet, Justice pour nos langues !, 30 septembre 2024, modifié le 6 octobre 2024.
- Pacte international relatif aux droits civils et politiques, sur le site du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
- « Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques », sur le site du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
- « Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 », sur le site Légifrance.
- « Mickaël Vallet fustige le vocabulaire employé par les cabinets de conseil », par Public Sénat, Youtube, 19 octobre 2022.