Conclusions partiellement contraires du rapporteur public
concernant la demande d’annulation de la délibération
reconnaissant l’officialité du créole en Martinique
Dossier no 2300551
Préfet de la Martinique c./ Collectivité territoriale de Martinique
Tribunal administratif de la Martinique
Audience du 12 septembre 2024
Jugement du 03 octobre 2024
CONCLUSIONS
M. Sébastien DE PALMAERT, rapporteur public
Monsieur le Président, Madame Monsieur les conseillers,
Vous vous souvenez certainement du débat politico-juridique sur la langue créole qui a défrayé la chronique l’an passé, à la suite de la reconnaissance de cette langue régionale par l’assemblée de Martinique qui aux termes de l’article 1er d’une délibération du 25 mai 2023 a fait du créole la « langue officielle de la Martinique au même titre que le français ».
Cette déclaration audacieuse a alerté le représentant de l’Etat qui a demandé au président de la collectivité territoriale de Martinique (CTM) de bien vouloir engager les démarches en vue d’un retrait de cette délibération. La réponse enflammée et médiatique du président Letchimy, qui n’est pas dénuée de panache littéraire, a été négative et a conduit le préfet de la Martinique à saisir votre juge des référés en vue de la suspension de l’exécution de cet article 1er de la délibération de l’assemblée de Martinique du 25 mai 2023.
Si votre juge des référés a rejeté la requête le 4 octobre 2023, le préfet de la Martinique a obtenu gain de cause le 21 novembre 2023 auprès du juge d’appel des référés qui a suspendu l’exécution de la décision litigieuse, au motif qu’existait un doute sérieux quant à sa légalité. Un pourvoi en cassation a dans un premier temps été formé contre cette décision d’appel devant le Conseil d’Etat, mais la CTM a renoncé à ce pourvoi. Le Conseil d’Etat a donné acte de ce désistement par une décision du 2 mai dernier (no 489969).
Vous jugez à présent au fond ce déféré préfectoral dirigé contre l’article 1er de cette délibération du 25 mai 2023 de l’assemblée de Martinique, qui proclame donc le créole comme langue officielle de la Martinique au même titre que le français.
Il vous faudra dans un premier temps examiner si le litige a encore un objet. Ce n’est pas l’avis de la collectivité territoriale de Martinique qui vous dit qu’elle a abrogé l’article litigieux de sa délibération de mai 2023, par une autre délibération en date du 1er février 2024. Cette nouvelle délibération a été prise sur le fondement de l’article L. 7252-1 du code général des collectivités territoriales qui permet à l’assemblée de Martinique de présenter des propositions de loi qu’elle adresse au premier ministre, au préfet et aux présidents des assemblées parlementaires. C’est donc ce qui a été fait en février 2024 avec une proposition de loi constitutionnelle « relative à la co-officialité de la langue créole et de la langue française en Martinique ». La proposition vise à modifier le texte de la Constitution pour consacrer la co-officialité de la langue créole en Martinique. Le sujet est désormais dans les mains du gouvernement et des assemblées, sans doute très occupés à autre chose actuellement, mais enfin le sujet leur est soumis.
Ce qui nous intéresse encore davantage en l’espèce, c’est l’article 1er de cette délibération du 1er février 2024, car il dispose très clairement, presque solennellement dès lors que c’est le premier article, que « l’article 1er de la délibération de l’assemblée de Martinique no 23-200-1 du 25 mai 2023 est abrogé ».
Il nous semble qu’avec cette abrogation formelle et avec le désistement de son pourvoi devant le Conseil d’Etat, la collectivité territoriale de Martinique a voulu sortir par le haut d’un débat juridique initialement mal engagé pour elle. On ne comprend pas bien pourquoi le préfet n’a pas de lui-même mis fin à cette instance dans un geste d’apaisement, mais c’est son choix. A défaut de désistement, vous allez devoir vous prononcer sur l’exception de non-lieu à statuer soulevée par la collectivité territoriale de Martinique.
C’est la décision du Conseil d’Etat bien connue Borusz (19 avril 2000, no 207469) qui a fixé les conditions dans lesquelles l’abrogation d’un acte déféré au juge de l’excès de pouvoir peut priver d’objet le recours et donner lieu à une décision de non-lieu à statuer de la juridiction. Il faut d’une part que la décision d’abrogation soit devenue définitive, et d’autre part que l’acte abrogé n’ait reçu aucune exécution pendant la période où il était en vigueur.
L’article 1er de la délibération de l’assemblée de Martinique du 1er février 2024 est sans doute devenu définitif. Rien en tous cas ne peut laisser penser le contraire. En revanche, plus délicate est la question de l’exécution reçue ou non par l’article 1er de la délibération du 25 mai 2023 portant reconnaissance de la langue créole comme langue officielle de la Martinique au même titre que le français. Rappelons qu’il s’est écoulé près de six mois entre l’édiction de la disposition litigieuse et l’ordonnance du juge d’appel prononçant la suspension de son exécution. Mais l’exécution avait-elle seulement commencé ?
Nous ne le croyons pas.
Le préfet fait certes valoir qu’une délibération de l’assemblée de Martinique du 26 octobre 2023 a approuvé la création d’un groupement d’intérêt public dédié à la langue créole. Mais il ne nous semble pas que cette délibération soit une mesure d’exécution de l’article 1er de la délibération du 25 mai 2023, qui ne figure pas au demeurant dans les visas de cette délibération du 26 octobre 2023. Il s’agit plus d’une action de promotion de la langue créole, qui relève d’un autre article de la délibération du 25 mai 2023.
Le préfet vous produit aussi un arrêté du président du conseil exécutif du 15 novembre 2023 par lequel est transmise à l’assemblée de Martinique une proposition de consultation de la population sur la co-officialité de la langue créole en Martinique. Si cette fois cette décision fait plus clairement référence à l’article 1er de la délibération no 23-200-1, cela ne nous semble pas suffisant pour considérer que l’acte abrogé a reçu exécution. Car cette proposition de consultation de la population n’est pas vraiment décisoire et surtout n’a eu aucune suite concrète à ce jour, devenue sans doute caduque avec la proposition de loi constitutionnelle.
Dans ces conditions, il nous semble possible de considérer, comme le soutient la collectivité territoriale de Martinique, que la décision abrogée n’a, en fin de compte, reçu aucune exécution. L’article 1er était une proclamation de principe qui a certes été exécutoire pendant six mois mais n’a selon nous pas été exécutée. Aucune autre décision administrative n’a été prise sur son fondement, le règlement de l’assemblée de Martinique en particulier ne semble pas avoir été modifié pour accueillir le créole comme langue des débats, et on voit mal quelle portée juridique ou même pratique a pu avoir cette proclamation de mai 2023.
Vous pourrez en conséquence faire droit à l’exception de non-lieu à statuer.
Si vous décidiez toutefois d’aller plus loin dans l’examen de la requête, vous commencerez par la fin de non-recevoir soulevée en défense par la collectivité territoriale de Martinique. La CTM vous redit en premier lieu que la délibération attaquée n’est qu’un acte préparatoire à la transmission de la proposition de loi constitutionnelle que nous avons évoquée. Ce serait ainsi un acte qui n’est pas susceptible de recours pour excès de pouvoir au motif qu’il ne modifie pas l’ordonnancement juridique. Cette thèse est toutefois inopérante en l’espèce compte tenu de l’auteur du recours. Le champ du déféré préfectoral est en effet plus étendu que ne l’est le recours pour excès de pouvoir, le préfet pouvant soumettre au juge administratif des actes non décisoires qui ne sont pas pour autant dénués de toute portée. Voyez précisément sur les délibérations à caractère préparatoire des collectivités territoriales qui peuvent être déférées au juge par le préfet : CE, 5 avril 2019, ministre de l’intérieur c/ communauté de communes du pays de Fayence, 418906, B. Et pour la recevabilité du déféré préfectoral contre une délibération par laquelle une collectivité territoriale ne fait qu’émettre un vœu, voyez CE, 30 décembre 2009, département du Gers, 308514, B. La fin de non-recevoir devra donc être écartée.
Vous en viendrez ensuite à l’examen de l’unique moyen de légalité qui est tiré de la méconnaissance de l’article 2 de la Constitution (que l’assemblée de Martinique veut aujourd’hui voir complété), et de la loi dite Toubon du 4 août 1994 relative à l’emploi de langue française.
La méconnaissance de ces textes par la délibération attaquée ne fait aucun doute. L’article 2 de la Constitution dispose que « la langue de la République est le français ». En tant que langue officielle, c’est la seule langue qui doit obligatoirement être employée dans les services publics, notamment en Polynésie française comme l’a jugé le Conseil constitutionnel (CC, 9 avril 1996, 96-373 DC). Ce principe d’exclusivité de la langue officielle est aussi la position de votre cour suprême qui a jugé notamment que tous les documents administratifs dans les services publics (qu’ils soient gérés par des personnes publiques ou privées) doivent être rédigés en langue française, voyez CE 31 octobre 2022, association Collectif pour la défense des loisirs verts, 444948, B.
La délibération attaquée concerne au premier chef les services publics puisqu’il est question de langue officielle. Cela autorise par exemple une commune à ne diffuser certains documents administratifs qu’en créole, cela donne aussi le droit à l’administré de faire toutes ses démarches administratives en créole, d’utiliser à sa guise l’une ou l’autre langue, un peu comme au Québec ou la langue de Molière et la langue de Shakespeare peuvent indistinctement être employées dans les rapports des citoyens avec l’administration.
Vous accueillerez donc le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 2 de la Constitution. L’article 75-1 de la Constitution n’y change rien, s’il rappelle de façon très vague que les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France, cela ne consacre aucune co-officialité en l’état du droit. Et même si elle devait être ratifiée un jour par la France, la charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 n’aurait certainement pas pour effet d’imposer cette co-officialité en contradiction avec le texte constitutionnel.
Vous pourrez donc accueillir le moyen tiré de l’inconstitutionnalité de l’article 1er de la délibération attaquée.
Mais comme nous vous le disions précédemment, la collectivité territoriale de Martinique s’est retirée du champ de bataille juridique avec l’abrogation de la disposition litigieuse et l’abandon de son pourvoi en cassation contre la décision de votre juge d’appel. Nous vous proposons d’en prendre acte et de considérer par conséquent qu’il n’y a plus lieu de statuer sur le présent litige.
Tel est le sens de nos conclusions.
Source : Conclusions (partiellement contraires) du rapporteur public sur le jugement no 2300551, sur le site du Tribunal administratif de la Martinique, 3 octobre 2024.