Lettre à la défenseure des droits
sur son oubli des discriminations glottophobes
Courrier du 11 mai 2024, par Philippe Blanchet,
professeur de sociolinguistique et membre de la Ligue des droits de l’Homme
Madame la Défenseure des Droits,
Sur la page https://www.defenseurdesdroits.fr/comment-savoir-si-je-suis-victime-de-discrimination-141#critres-relevant-de-la-seule-lgislation-franaise--7141 , on trouve ces informations :
- « Critères relevant de la seule législation française : Capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français. Ce critère peut faire l’objet de plusieurs interprétations très distinctes. Les tribunaux indiqueront celle qu’il convient de retenir ».
- « Critères issus de textes internationaux ou européens » : ø (absence totale de la langue).
Sur le premier point, l’explicitation de la formulation introduite en novembre 2016 dans l’article 225 du Code pénal par le législateur est pourtant tout à fait claire. Elle est disponible ici : https://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/4141/CSEGALITE/154.asp et précise : “Comme cela avait été le cas lors de la première lecture, cet amendement propose de rajouter aux critères de discrimination le fait de parler une autre langue que le français, qu’elle soit étrangère ou régionale, étant entendu que la capacité de parler une autre langue diffère de l’incapacité de parler la langue française (…) Il n’est aujourd’hui pas rare d’entendre que la revendication de la maîtrise d’une autre langue que le français serait faire montre d’une prédisposition “antirépublicaine”, ce qui n’est pas sans poser des possible cas de discriminations, notamment à l’embauche”. L’intention du législateur permet donc d’expliciter cette formulation, qui, d’une part, inclut le fait de parler une autre même si on est capable de parler français, et, d’autre, inclut la seule capacité de parler une autre langue, qui est parfois la base d’une discrimination, à l’embauche notamment, dans le but d’empêcher qu’une autre langue que le français soit éventuellement utilisée.
Sur le deuxième point, il s’agit d’une lacune évidente puisque tous les traités internationaux de protection des libertés fondamentales et de protection contre les discriminations, en vigueur en France, comportent le critère de langue parmi les critères principaux sur le fondement desquels il est interdit de traiter une personne de façon défavorablement différenciée. Vous me permettrez d’en citer quelques-uns parmi les plus importants :
- l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Conseil de l’Europe, ratifiée intégralement par la France, 1974) ;
- l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, ratifié par la France, 1980) ;
- les articles 2.1 et 29.1 de la Convention relative aux droits de l’enfant (ONU, ratifiés par la France, 1990) ;
- les articles 21 et 22 de la Charte européenne des droits fondamentaux (Union Européenne, devenue contraignante pour tous les états les membres de l’UE en 2007).
Voici un exemple de ce qu’on trouve, presque à l’identique, dans tous ces textes :
“Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, article 14 : Interdiction de discrimination
La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation”.
L’absence de mention claire et explicite de ce critère sur votre site est dommageable à plusieurs titres, notamment celui de marginaliser voire d’invisibiliser les discriminations à fondement linguistique, que j’ai proposé d’appeler glottophobes comme vous le savez probablement. Or de nombreuses enquêtes et études ont montré que, au-delà de leur importance qualitative (toute discrimination est grave sans hiérarchie aucune des motifs), ces discriminations sont quantitativement très fréquentes. Les enquêtes sur les discriminations à l’embauche diligentées par votre propre institution (sur les demandeurs d’emploi, 2013 et 2015) ou par d’autres (TNS-SOFRES Discriminations sur l’apparence, 2003 ; INED Trajectoires et Origines, 2014), ont plusieurs fois révélé, par exemple, qu’avoir un « accent » (une prononciation non standard) en français est l’une des causes les plus fréquentes de discrimination à l’embauche. Différents rapports sur les outre-mer ont récemment pointé les discriminations dans l’accès aux services publics pour les personnes peu ou pas francophones (y compris de nationalité française par filiation), par exemple celui de la CNCDH sur l’accès au Droit et à la justice (2017), du CESE sur les langues outre-mer (2019), etc.
Je tiens à votre disposition des bibliographies et de nombreuses publications où cette question est documentée, tant sur le plan des témoignages que sur ceux du droit ou de la philosophie politique.
Dans le droit fil du constat de votre rapport d’activité 2023, qui s’alarme sur l’état des droits en France, il me semble urgent de ne plus passer sous silence un pan entier des discriminations parmi les plus banalisées.
En tant que chercheur, spécialiste de ces discriminations, il est de mon devoir d’attirer votre attention sur cet “oubli” de discriminations pourtant fréquentes en France, sans oublier les outremers.
Avec le plus profond respect pour la mission que vous accomplissez,
Source : « Lettre à la Défenseure des Droits sur son oubli des discriminations glottophobes », par Philippe Blanchet, Le Club de Mediapart, 30 septembre 2024.