Le multilinguisme à la française
porté par un rapport sénatorial
sur la situation de la francophonie
Un rapport d’information sur la situation de la francophonie a été rendu public au début du mois d’octobre 2024. Ce rapport pose le principe du multilinguisme, effectue des observations qui comportent de sérieuses lacunes, et effectue une recommandation concernant les langues autochtones qui s’annonce contre-productive. La politique poursuivie apparait, au final, bien loin des préceptes énoncés.
Enregistré à la présidence du Sénat le 2 octobre 2024, le « Rapport d’information fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport (1) sur la situation de la francophonie à l’aube du 30ème anniversaire de la loi Toubon »1 a été rédigé par 49 sénatrices et sénateurs. Il traite du multilinguisme, et évoque, par conséquent, les langues autochtones. Il apparait donc opportun de poser un regard dessus sous ce prisme.
Reconnaissance du caractère primordial du principe du multilinguisme
Quelques éléments textuels semblent indiquer que le Sénat aurait entrepris de travailler dans le sens d’une francophonie respectueuse des langues autochtones. Le multilinguisme se trouve, en effet, haut placé dans la définition de la politique linguistique : « Axe no 1 : Promouvoir le français et le multilinguisme ». Le premier titre après l’avant-propos va d’ailleurs dans le même sens : « Pour une francophonie ouverte ». Et, dans cette section, après une présentation de la langue française dans le monde, il était titré : « Plaidoyer en faveur du multilinguisme ».
Il ne s’agit pas seulement là d’un effet de titres, puisque le principe est repris dans le développement. Le multilinguisme y est même explicitement décrit comme essentiel : « Parmi les nombreux enjeux liés au caractère mondial de la langue française et à la diversité de ses contextes d’usage, la question du plurilinguisme et du multilinguisme apparaît centrale. » Et les auteurs du rapport développent alors : « Les rapporteurs sont pleinement convaincus que la francophonie n’est pas la promotion de la langue française au détriment des autres langues, mais bien une démarche d'ouverture et d’enrichissement au contact de celles-ci, qui s’inscrit dans la tradition humaniste de la France. Francophonie et multilinguisme vont de pair : le rayonnement du français ne peut être assuré que dans le respect de la diversité linguistique, à l’international et en France. »
Puis, très logiquement, après une sous-section concernant l’international, un titre montre que le multilinguisme doit s’appliquer au sein même du pays : « Un multilinguisme à promouvoir en France ». Le texte qui suit développe cette idée : « Pour les rapporteurs, le multilinguisme est aussi une valeur à défendre à l’échelle nationale. Il ne peut en effet y avoir de politique de la langue à l’international sans politique de la langue en France ; les deux dimensions sont intimement liées. »
Des constats lacunaires
Si les considérations concernant le principe du multilinguisme sont de bon aloi, les constats sur sa mise en œuvre en France sont très partiels. Le rapport livre une présentation idyllique des avancées, ne portant aucun regard critique sur elles et éludant les problèmes concrets que posent ces avancées, pourtant timides et incomplètes.
La première des deux étapes présentées en faveur des langues autochtones est la loi du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite « loi Molac », qui constitue indéniablement un progrès. La rapporteure, Catherine Belrhiti, évoque ainsi « une diversité linguistique, à laquelle la loi du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite loi Molac, a apporté une protection au titre du patrimoine immatériel ». Mais les évocations de cette loi ne s’accompagnent d’aucune observation particulière.
Or, deux remarques auraient au moins mérité d’être formulées. D’une part cette étape est incomplète, puisque les deux articles principaux de la loi votée par les parlementaires, celui autorisant l’enseignement immersif en langue autochtone dans le public et celui autorisant les prénoms autochtones comportant des diacritiques absents de la langue française, ont été censurés par le Conseil constitutionnel2. D’autre part, même en ne considérant que la version résiduelle de la loi après cette censure, l’étape n’est toujours pas franchie, puisque ses défauts d’application sont patents et ne cessent d’être dénoncés depuis plusieurs années déjà.
L’autre étape mentionnée par les auteurs du rapport consiste en la création, ou la réactualisation, du Conseil national des langues et cultures régionales, le 31 mars 2022. Cependant, ce conseil n’a fait pas beaucoup parlé de lui depuis sa création. Aussi, ce dernier n’ayant encore fait avancer la cause du multilinguisme d’aucune manière, l’étape ne peut, là encore, être considérée comme franchie.
D’autre part, les traits de cette étape peut donner le sentiment d’un retour en arrière, car un Conseil national des langues et cultures régionales avait déjà été institué par un décret du 23 septembre 1985. Mais ce comité Théodule n’a brillé ni par son utilité, qui s’est avérée nulle, ni par son activité, n’ayant jamais rédigé aucun rapport annuel3. Il est donc à espérer que ce qui se profile ne soit pas un bégaiement de l’histoire et le recyclage d’une vieille méthode relevant d’une stratégie d’inaction.
Aucune étape ne saurait ainsi être considérée comme franchie dès lors qu’il ne peut être montré que des résultats palpables ont été obtenus. Ce n’est guère là l’optique des auteurs du rapport, qui semblent, en l’occurrence, bien peu préoccupés par la situation réelle des langues autochtones et de leurs locuteurs. Cela explique d’ailleurs qu’ils se gardent de fixer des objectifs concernant le multilinguisme dès lors que des langues autochtones entrent en jeu. Le message est clair : aucune avancée substantielle n’est escomptée.
Une recommandation insidieuse
En dépit des principes mis en avant, aucune recommandation n’entreprend de redéfinir, de cadrer ou de clarifier les rapports entre de la langue française et les langues autochtones que cette dernière côtoie à l’étranger. Une unique recommandation concerne, par contre, les langues autochtones en France.
Cette recommandation consiste à « promouvoir les langues régionales ». Cependant, la promotion des langues autochtones étant déjà inscrite dans la loi, ce principe vague n’apporte rien de consistant. Les auteurs du rapport en sont d’ailleurs parfaitement conscients, puisque la rapporteure elle-même a indiqué que la partie du rapport traitant des langues autochtones n’est qu’un « rappel en forme de plaidoyer sur le multilinguisme ». Mais les langues autochtones et leurs locuteurs n’ont que faire des plaidoyers. Seules des mesures positives seraient à même de répondre à leurs besoins.
La recommandation prévoit que cette promotion se fasse « dans le cadre d’un dialogue constructif entre l’État et les collectivités territoriales ». Mais ce qui fait défaut aux langues autochtones ne consiste nullement en un dialogue, mais en des mesures concrètes. La rapporteure, pour sa part, rattache le cadre mentionné à la loi Molac : « Notre deuxième recommandation rappelle que cette disposition oblige l’État et les collectivités territoriales à concourir, dans le cadre d’un dialogue apaisé et constructif, à la promotion de ces langues. » Or, cette affirmation est erronée.
L’alinéa 2 de l’article 1 de la loi Molac4, qui traite de la promotion des langues autochtones, ne dispose nullement de restreindre leur promotion à un tel cadre : « L’État et les collectivités territoriales concourent à l’enseignement, à la diffusion et à la promotion de ces langues. » Seul l’article 7 de la loi Molac renvoie à un accord entre l’État et des collectivités territoriales, prévoyant que la disposition en question, qui concerne exclusivement l’enseignement des langues autochtones, soit effective « dans le cadre de conventions entre l’État et les régions ». Mais cela ne concerne pas le principe de la promotion des langues autochtone dans son ensemble et, implique, encore moins le passage obligatoire par le Conseil national des langues et cultures régionales installé par le Premier ministre le 31 mars 2022, soit près d’un an après le vote de la loi Molac.
Il n’apparait donc pas pourquoi l’État ne pourrait pas prendre de lui-même des mesures en faveur des langues autochtones. Ces langues « appartiennent au patrimoine de la France », ainsi que l’énonce l’article 75-1 de la Constitution5. L’État a donc un rôle primordial à jouer pour leur préservation. Et la loi Molac ne fait que le confirmer.
En renvoyant la responsabilité de la promotion des langues régionales au Conseil national des langues et cultures régionales, les auteurs du rapport relèguent la problématique à une instance qui est purement consultative. Ils s’abstiennent ainsi de définir la moindre obligation contraignante. Et ils précisent que le support est constitué de textes réglementaires. Il n’est donc pas question pour eux de légiférer. Aussi, en se défaussent ainsi sur le Conseil national des langues et cultures régionales, ils renoncent à travailler à des propositions de loi et projets de loi pour assurer le multilinguisme en France. Mais, plus inquiétant, avec une recommandation prévoyant une restriction inédite dans l’application de la promotion des langues régionales, ils préparent, en réalité, sous couvert de multilinguisme, une restriction de droits préjudiciable aux langues autochtones.
Une conception du multilinguisme orientée
Alors que le rapport énonce le caractère central du multilinguisme, il restreint la plupart de ses constats et de ses recommandations au français seul. Il ne tient pas compte ni du fait que toutes les langues autochtones pourraient être concernées dans bien des cas, ni des conséquences que pourraient avoir ses recommandations sur ces langues. Le rapport n’intègre donc absolument pas le principe du multilinguisme qu’il énonce pourtant être central.
La vitalité des langues n’a, pour les auteurs du rapport, de conséquences que pour le français : « Sachant que la vitalité d’une langue se mesure de plus en plus à sa capacité à être présente et utilisée dans l’espace numérique, faire du français une grande langue du numérique constitue le troisième défi de la francophonie du 21ème siècle. » Et il ne s’agit, pour eux, de ne valoriser que la langue française et la diversité des expression francophones dans le domaine du numérique : « La découvrabilité des contenus numériques francophones est un enjeu majeur pour valoriser la langue française et la diversité des expressions francophones dans un espace numérique encore très anglophone. »
S’agissant d’un rapport « sur la situation de la francophonie », la prédominance de la prise en compte de la langue française n’est toutefois pas surprenante. Ce qui est véritablement dérangeant, par contre, c’est que le multilinguisme ne soit pour les auteurs du rapport qu’un outil de rhétorique instrumentalisé au service de sa négation, car c’est bien d’une politique monolingue qu’ils se font les promoteurs. Toutes les recommandations sont, en effet, orientées uniquement en direction du français sans jamais prendre en compte le rapport aux langues autochtones que ce dernier côtoie, à l’exception d’une seule recommandation, mais qui est paradoxalement restrictive.
Avec un tel positionnement, le « dialogue apaisé » sur la question de la coexistence du français et des langues autochtones que prônent les auteurs du rapport risque fort d’apparaitre comme une provocation. Ils défendent, de plus, cette idée, d’une part, en rappelant que le français est « langue de la République », alors que cet argument est régulièrement invoqué pour faire obstacle aux langues autochtones, et, d’autre part, en qualifiant les langues autochtones de « régionales », minimisant ainsi leur importance6. Ils n’ont entrepris ni de se pencher sur l’inadéquation du concept de « langue de la République » avec le nécessaire principe du multilinguisme, ou, à tout le moins, d’en redéfinir les implications dans une optique de mise en place d’une réelle politique multilingue, ni même de recommander l’adoption d’un vocabulaire adapté pour désigner les langues.
Plus grave, le rapport entend aussi « réactualiser, renforcer et mieux appliquer la loi Toubon » sans aucune prise en compte des langues autochtones. Or cette loi est notamment utilisée contre les langues autochtones. Même la justice n’hésite pas, à l’occasion, à l’invoquer de cette manière, ignorant alors superbement son article 21, qui s’oppose pourtant à une telle application de cette loi : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur. »7 Cela a été notamment le cas récemment dans le jugement du tribunal administratif de Montpellier, dans l’affaire de l’autorisation de l’utilisation du catalan dans les délibérations de conseils municipaux8, mais aussi dans l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux, dans l’affaire de la reconnaissance du créole comme langue co-officielle en Martinique9, puis dans le jugement du tribunal administratif de la Martinique, dans le cadre de la même affaire, le lendemain même de l’enregistrement à la présidence du Sénat du rapport d’information des sénateurs10.
Mais là non plus, les auteurs du rapport ne se penchent pas sur le problème, et n’envisagent pas, par exemple, de profiter de l’occasion pour faire passer la disposition perdue à l’article 21 en tête de la loi, afin de la rendre visible et de lui donner clairement préséance, dans l’optique d’une cohabitation apaisée entre langue française et langues autochtones. Aussi, si les recommandations sur la loi Toubon sont suivies, il en résultera un durcissement de cette loi à l’encontre des langues autochtones.
Aucune recommandation n’envisage non plus, en guise de rééquilibrage, de réactualiser, renforcer et mieux appliquer la loi Molac ou les Conventions entre l’État et les collectivités territoriales, dont le défaut d’application est régulièrement dénoncé en Bretagne. Il apparait donc que l’ensemble des recommandations trahissent un abandon total du principe du multilinguisme au profit de celui du monolinguisme en France.
Conclusion
Sans se pencher sur le détail des recommandations, sur lesquels il y aurait aussi beaucoup à dire, et en en restant aux grandes lignes, il apparait qu’il ne s’agit pas, pour les auteurs du rapport, de mettre en œuvre le multilinguisme, ni même de le promouvoir, mais uniquement d’étendre la sphère d’influence du français, en renforçant même, au contraire, le monolinguisme en France. Ils envisagent, en effet, d’une part, de restreindre la mise en œuvre des droits relatifs à leur promotion par le biais d’une recommandation qui leur est faussement favorable, mais véritablement défavorable, et, d’autre part, de renforcer les blocages à leur encontre par une série d’autre recommandations traitant de la langue française sans prendre en compte leurs effets sur les langues autochtones. Du principe théorique du multilinguisme à sa mise en pratique, il y a un pas que les auteurs du rapport n’ont toujours pas franchi, la question de la pérennité des langues autochtones n’étant toujours pas entré dans leur champ de réflexion. En définitive, le multilinguisme n’est encore, pour les auteurs du rapport, qu’un instrument permettant d’alimenter une rhétorique au service d’un nationalisme linguistique.
Notes :
- « Le français a encore son mot à dire. Propositions pour une francophonie multilatérale et coopérative. – Rapport d'information no 6 (2024-2025), déposé le 2 octobre 2024 », sur le site du Sénat.
- « Décision no 2021-818 DC du 21 mai 2021 – Loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion », sur le site du Conseil constitutionnel.
- « Fonctionnement du Conseil national des langues et cultures régionales – Question écrite no02700 - 10e législature », sur le site du Sénat.
- « Loi no 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion (1) », sur le site Légifrance.
- « Constitution du 4 octobre 1958 – Article 75-1 », sur le site Légifrance.
- « Un vocabulaire des langues idéologiquement marqué », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 29 aout 2024, modifié le 18 octobre 2024.
- « Loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française – Article 21 », sur le site Légifrance.
- « Le tribunal administratif de Montpellier restreint l’usage du catalan, par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 13 mai 2023, modifié le 11 juillet 2023.
- « La suspension de l’exécution de l’acte portant reconnaissance de la langue créole comme langue officielle par la cour administrative d’appel de Bordeaux », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 23 décembre 2023, modifié le 7 octobre 2024.
- « Un procès très politique en Martinique contre le principe de la co-officialité d’une langue autochtone, par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 12 octobre 2024.