Un vocabulaire des langues idéologiquement marqué
Le langage peut constituer un moyen d’oppression par différents biais. Une situation conflictuelle peut être générée par l’imposition d’une langue, par la mise en place d’une société monolingue au détriment d’une langue autochtone, par la généralisation d’un enseignement monolingue dans une langue non autochtone sur un ou plusieurs territoires, mais aussi par l’éducation au monolinguisme. Les messages emprunts d’une idéologie assimilationniste véhiculés par le milieu politique et par l’instruction y participent largement. Et le vocabulaire pouvant être instrumentalisé en ce sens, les termes ont leur importance, notamment ceux utilisés pour désigner les langues et pour les catégoriser.
La participation de l’État et des collectivités territoriales à la promotion des langues autochtones est prévue à l’article L1 du Code du patrimoine : « L’État et les collectivités territoriales concourent […] à la promotion de ces langues. »1 Cependant, leur promotion ne saurait être réelle dès lors que la terminologie adoptée leur est préjudiciable. Aussi, il convient de savoir ce que cette dernière véhicule pour s’assurer qu’elle est adaptée, les termes relevés pouvant apparaitre particulièrement problématiques.
Noms de langues et de groupe de langues
Les langues ne sont pas toujours appelées par leur nom. Leur dénomination peut différer d’un ministère à l’autre, notamment entre le ministère de la culture et le ministère de l’Éducation nationale, mais aussi au sein d’un même ministère. Le manque de cohérence est particulièrement manifeste pour la langue autochtone parlée en Alsace et en Moselle, mais ce n’est pas la seule langue concernée, car c’est le cas aussi pour celle parlée dans l’arrondissement de Dunkerque.
Allemand
Le ministère de la culture livre une liste de langues dans laquelle figurent, entre autres, « alsacien » et « francique (sous ses différentes formes : francique luxembourgeois, francique mosellan, francique rhénan) »2. Mais la pertinence linguistique de cette présentation est très discutable.
- Dans cette liste, le terme « francique » exclut le flamand occidental, considéré à part, alors qu’il est d’une variété de bas francique, et donc de francique. La désignation « francique » apparait donc inappropriée, puisque les variétés linguistiques considérées correspondent, en réalité, exclusivement au francique lorrain.
- Même en ne considérant que le francique lorrain, ces ensembles linguistiques n’ont pas de réelle unité linguistique. Il s’agit de groupes polyphylétiques, car les variétés linguistiques de l’un et de l’autre appartenant à des groupes linguistiques différents : bas-alémanique, haut alémanique, francique méridional et francique rhénan dans le cas de l’alsacien, moyen francique et francique rhénan dans le cas du francique lorrain.
- La frontière entre les deux apparait linguistiquement peu pertinente. Le francique rhénan se trouve, en effet, ainsi appartenir partiellement à deux langues différentes.
- Cette présentation de l’alsacien et du francique lorrain en tant que langues distinctes est peu cohérentes avec de nombreuses autres données. Elle va à l’encontre du rapport Cerquiglini3, elle entre en contradiction avec la plupart des considérations du ministère de l’Éducation nationale, elle fait abstraction du standard écrit et de la langue de référence pour les dialectes concernés, elle est incohérente avec le traitement des variétés linguistiques similaires dans les pays voisins.
- Le francique luxembourgeois apparait considéré comme distinct du francique mosellan. Il n’en est pourtant qu’une forme particulière.
Le ministère de l’Éducation nationale, pour sa part, a apporté des informations bien différentes. Il a décrit la situation linguistique de l’Alsace et de la Moselle à l’aide d’une périphrase qui ne doit rien au hasard. Elle a d’ailleurs fait recette, puisque de nombreuses versions peuvent être relevées.
- Il s’agit, selon les termes employés le 27 juin 1991, de « la langue régionale utilisée en Alsace et en Moselle, dont l’allemand est la forme écrite. »4
- Deux arrêtés du 30 mai 2003 énoncent : « La langue régionale existe en Alsace et en Moselle sous deux formes : les dialectes alémaniques et franciques parlés en Alsace et en Moselle, dialectes de l’allemand, d’une part, l’allemand standard d’autre part. »5
- Un arrêté du 26 décembre 2007 indique que « les dialectes alémaniques et franciques constituent la langue véhiculaire de certains usages personnels, sociaux et de pratiques culturelles ; l’allemand standard est la langue de référence de tous les dialectes de l’espace considéré (à l’exception du luxembourgeois) ».6
- Un arrêté du 27 décembre 2007 reprend exactement les deux formulations précédentes7.
- Il a été rappelé le 31 décembre 2009 que « la langue régionale existe en Alsace sous deux formes : dialectale et allemand standard, l’allemand étant la langue écrite des dialectes parlés en Alsace. »8
- Un arrêté du 7 juin 2010 communique sur « les différentes variétés linguistiques (alémaniques et franciques) qui composent l’ensemble intitulé langue régionale d’Alsace et des pays mosellans »9.
Toutes ces citations vont dans le même sens, et se complètent, même si leur degré de précision est variable. Les données qui en ressortent vont clairement à l’encontre de la présentation des mêmes variétés linguistiques par le ministère de la culture.
- Le ministère de l’Éducation nationale considère toutes ces variétés linguistiques comme des dialectes d’une même langue. Et cette langue est ainsi commune à l’Alsace et à la Moselle.
- Ces variétés linguistiques, au francique luxembourgeois près, ont toutes l’allemand pour forme écrite et langue de référence. Les deux arrêtés du 30 mai 2003 précisent d’ailleurs : « L’allemand présente, en effet, du point de vue éducatif, la triple vertu d’être à la fois l’expression écrite et la langue de référence des dialectes régionaux, la langue des pays les plus voisins et une grande langue de diffusion européenne et internationale. » Et le francique luxembourgeois faisant partie du même ensemble linguistique que francique mosellan, dont il est une forme particulière, toutes ces variétés linguistiques se rattachent, par conséquent, à l’allemand.
- Toutes ces variétés linguistiques sont décrites comme des dialectes de l’allemand. Et cela signifie bien que la langue à laquelle ils appartiennent est l’allemand.
Si le ministère de l’Éducation nationale s’en tient ainsi, très généralement, à une description de la situation linguistique en évitant d’énoncer la conclusion qui s’impose, la raison semble se trouver dans des explications livrées le 9 novembre 1998. Le ministère de l’Éducation nationale a, en effet, alors précisé que « l’allemand n’est pas reconnu comme langue régionale par la réglementation nationale. »10 Mais, étant parfaitement habilité à rédiger des textes réglementaires, il a surtout signifié par là qu’il n’envisageait pas une telle reconnaissance.
Pourtant, le ministère de l’Éducation nationale a clairement exprimé à plusieurs reprises que ces variétés linguistiques étaient de l’allemand :
- le 9 novembre 1998, il évoquait « la situation de la Moselle au niveau de l’importance de l’enseignement de l’allemand, langue régionale », prenant le contre-pied de ce qu’il avait affirmé dans une phrase qui précédait au sein du même écrit, et citée un peu plus haut ;
- le 14 novembre 2002 : « L’allemand étant la première langue véhiculaire transfrontalière de la région mosellane, l'accent a été mis, dans le département de la Moselle, sur le développement de son enseignement. […] Par ailleurs, dans la zone d'expression dialectale du département, il a été mis en place depuis la rentrée 1991 un dispositif particulier d’enseignement renforcé de l’allemand. langue régionale »11.
Et les arrêtés cités plus haut, montrent même que plusieurs textes réglementaires ont depuis reconnu les variétés linguistiques parlées en Alsace et en Moselle comme étant des formes d’allemand. Les deux arrêtés du 30 mai 2003 et celui du 27 décembre 2007 relevés les décrivent, en effet, comme des « dialectes de l’allemand ».
En outre, même si, en dépit de ses commentaires de 1998 et de 2002, le ministère de l’Éducation nationale peine à considérer pleinement que la langue parlée en Alsace et en Moselle est de l’allemand, il est parfois contraint à un certain pragmatisme. Aussi, les variétés linguistiques correspondantes ne figurent ni parmi les épreuves du Capes externe et du Cafep-Capes section langues régionales12 ni parmi les épreuves du Capes interne et du Caer-Capes section langues régionales13. En revanche, par un arrêté du 24 août 199314, soit cinq ans avant l’affirmation selon laquelle la réglementation ne reconnait pas l’allemand comme une langue régionale, l’alsacien a été ajouté comme épreuve facultative aux épreuves orales d’admission du concours externe du Capes15 et à l’épreuve orale d’admission du concours interne du Capes16 de la section langues vivantes étrangères : allemand.
Par la suite, de nouveaux textes ont été adoptés.
- Prévue à l’article L312-10 du Code de l’éducation17, la Convention cadre portant sur la politique régionale plurilingue pour la période 2015-2030, signée le 1er juin 2015 par le préfet de la Région Alsace et par le recteur de l’Académie de Strasbourg et chancelier des Universités, ainsi que par la Région et les départements concernés, donne une définition claire de la langue parlée en Alsace : « Par langue régionale d’Alsace, il faut entendre la langue allemande dans sa forme standard et dans ses variantes dialectales (alémanique et francique). »18
- Créé par une loi de 201919, l’article L3431-4 du Code général des collectivités territoriales, entré en vigueur le 1er janvier 2021, renvoie aussi vers cette Convention : « La Collectivité européenne d’Alsace peut proposer sur son territoire, tout au long de la scolarité, un enseignement facultatif de langue et culture régionales selon des modalités définies par la convention mentionnée à l’article L. 312-10 du code de l’éducation »20(a). Et le « comité stratégique de l’enseignement de la langue allemande en Alsace, dans sa forme standard et ses variantes dialectales », qu’il est prévu de créer plus loin dans ce même article20(b), est bien une reconnaissance implicite que la langue d’Alsace est de l’allemand.
Ces nouvelles dispositions n’ont cependant pas suffi à mettre fin aux errements.
- La Convention opérationnelle portant sur la politique régionale plurilingue dans le système éducatif en Alsace pour la période 2018-2022, qui a pour objet de concrétiser, dans le domaine éducatif, les principes et les objectifs fixés par la convention cadre citée plus haut, en revient à une formulation floue, faisant état de « la langue régionale d’Alsace sous ses deux formes : l’allemand standard et les dialectes pratiqués en Alsace. »21
- Quelques mois à peine après l’entrée en vigueur de l’article L3431-4 du Code général des collectivités territoriales, les variétés linguistiques parlées en Alsace et en Moselle apparaissent morcelées dans la circulaire du 14 décembre 2021 : « Cet enseignement s’applique […] aux langues régionales d’Alsace, aux langues régionales des pays mosellans […]. »22 Il ne s’agit que d’un acte administratif, qui ne relève donc ni du domaine législatif, ni même du domaine réglementaire, mais il montre néanmoins à quel point la manière dont le ministère de l’Éducation nationale les considère peut être variable.
- La Convention opérationnelle portant sur la politique régionale plurilingue dans le système éducatif en Alsace pour la période 2023-2024 reprend la formule utilisée dans celle pour la période 2018-2022 citée plus haut, en précisant simplement que les variantes dialectales sont « communément appelées l’alsacien. »23
- Le 14 mars 2024, le ministère de l’Éducation nationale, prenant appui sur les textes, énonce que « le ministère confirme que l’enseignement bilingue de langue régionale d’Alsace en langue allemande dans sa forme standard et dans ses variantes dialectales (alémanique et francique) proposé en Alsace entre bien dans la catégorie de l’enseignement des langues régionales »24.
Ainsi, en dépit de propos pouvant aller dans le bon sens, comme ceux du 14 novembre 2002 et ceux du 14 mars 2024, le ministère de l’Éducation nationale cultive l’ambigüité sur la question. Non seulement il y a parfois un décalage entre ce qui est affirmé et ce qui est reconnu dans les textes, mais sa position, en plus de n’être pas toujours très défendable, est particulièrement fluctuante. Les variétés linguistiques parlées en Alsace et en Moselle sont présentées tantôt comme de l’allemand, tantôt comme une langue distincte de l’allemand, mais dépourvue de nom, tantôt encore comme deux langues distinctes.
Ces variétés linguistiques sont pourtant bien considérées comme des dialectes allemands en Allemagne. Et il en va de même en Belgique pour la variété linguistique qui y est parlée, le francique luxembourgeois, ce qui explique d’ailleurs que l’allemand soit une des langues officielles de Belgique. Le Luxembourg est, en réalité, le seul pays où le francique luxembourgeois est considéré comme une langue à part entière. Mais si le luxembourgeois y a été promu au rang de langue officielle, c’est surtout pour des raisons d’affirmation et de fierté nationales, et non pour des raisons d’ordre linguistique.
Néerlandais
Dans la liste de langues du ministère de la culture et dans la circulaire du 14 décembre 2021 mentionnées plus haut figure le flamand occidental, et non le néerlandais. Mais la forme écrite et la langue de référence du flamand occidental étant le néerlandais, le flamand occidental devrait plutôt être considéré comme un dialecte de l’espace néerlandophone. Le néerlandais devrait donc être reconnu comme langue autochtone, et son apprentissage inclure à la fois le néerlandais standard et le dialecte flamand occidental, de manière analogue à ce qui est effectué pour l’allemand et l’alsacien en Alsace.
Le flamand occidental est d’ailleurs reconnu comme du néerlandais en Belgique. Le néerlandais est, en effet, la langue officielle d’une partie de ce pays, et le territoire concerné comprend l’aire où est parlé le flamand occidental.
Langues néo-calédoniennes
La circulaire du 14 décembre 2021 citée plus haut, mentionne des « langues mélanésiennes ». Ce groupe de langues figure aussi dans la notice Rameau du Catalogue général de la Bibliothèque nationale de France25.
Il provient cependant d’une classification des langues qui tend à être abandonnée depuis bien des années, car il n’est pas monophylétique. Il peut être interprété, au mieux, comme une référence géographique et, au pire, comme une référence raciale. Il apparait donc non seulement dépassé, mais particulièrement inapproprié. Il n’est d’ailleurs pas utilisé par Ethnologues26, qui constitue une des principales sources de référence sur les langues du monde.
Il aurait été préférable d’employer un terme conforme aux représentations linguistiques contemporaines, et pouvant aussi apparaitre, au demeurant, à la fois plus précis et plus commun. Les quatre langues nommées par la circulaire, « drehu, nengone, paicî, ajië », se classent, en effet, toutes linguistiquement parmi les langues néo-calédoniennes.
Catégorisation des langues
Les droits relatifs aux langues et à leurs locuteurs ne doivent pas être tributaires d’un statut qui serait accordé arbitrairement par le pouvoir, mais être fondés sur des critères objectifs. Il importe donc que la catégorisation des langues soit fondée sur la réalité sociolinguistique qui est la leur. Non seulement ce n’est pas toujours le cas, mais la terminologie officielle même servant à catégoriser les langues, bien qu’elle soit relativement stable, apparait peu opportune.
Langue nationale
L’appellation « langue nationale » procède de la constitution des États modernes au 18e et 19e siècles, qui concrétisent un projet de société devant se réaliser avec une unicité d’État, de nation, de peuple et de langue. Elle est donc héritée d’un modèle politique unitaire, et elle correspond, en France, à un statut accordé au français, et au français seul, par le pouvoir central, à une époque où la majorité des habitants n’étaient pas francophones.
Cette dénomination participe, encore actuellement, à une construction nationale verticale, étant au service d’un nationalisme linguistique. Elle tend, en effet, à présenter la langue comme l’essence du pays, ce qui a le double désavantage d’être historiquement faux et d’aller à l’encontre des exigences démocratiques contemporaines.
Ce qu’il convient de désigner, en l’occurrence, est le statut accordé à la langue dans un État donné, et rien de plus. D’autres appellations, comme « langues d’État », ou « langues officielles » apparaissent donc plus appropriées. Et le nom même des langues s’avère aussi parfois suffisant dans bien des cas.
Langues régionales
La catégorie « langue régionale » entre en opposition soit avec les « langues nationales » d’une part et avec les « langues non territoriales » d’autre part, soit, ce qui revient au même, avec la « langue nationale », les « langues étrangères » et les « langues non territoriales ». Dans un cas, comme dans l’autre, le cloisonnement qui tend à être induit par la manière même de les nommer constitue un obstacle pour considérer certaines langues dans leur ensemble, et en donne ainsi une représentation biaisée, à la fois partielle et révélatrice d’un rapport de domination.
Cette représentation amène parfois à considérer, à tort, une même langue comme plusieurs entités distinctes, la privant alors de son nom sur les territoires français où elle est parlée. Ainsi que cela apparait plus haut, c’est ce qui s’observe pour l’allemand en Alsace et en Moselle et pour le néerlandais dans l’arrondissement de Dunkerque.
Il en ressort, de plus, un traitement différencié entre les différentes langues autochtones en France, puisque, si les langues autochtones transfrontalières bien représentées sur la scène internationale ne parviennent que rarement, et difficilement, à conserver leur nom, il n’en va pas de même pour les autres. Le basque et le catalan, dont la majorité du territoire et des locuteurs se trouvent en Espagne, en sont deux exemples. Aussi, ces langues ne sont pas perçues comme des langues étrangères, contrairement aux précédentes.
Il est, en outre, assez paradoxal de réduire ces langues à des « langues régionales ». Le catalan, par exemple, est une langue parlée par environ 10 millions de personnes, son territoire est réparti sur quatre États, l’Andorre, l’Espagne, la France et Italie, et elle est même la langue officielle d’un État voisin, l’Andorre. Par comparaison, certaines langues nationales ont un territoire bien plus restreint et disposent de moins de locuteurs, comme l’islandais, parlé par moins de 400 000 personnes.
Au-delà des difficultés que soulèvent la dénomination et le cloisonnement des « langues régionales », la définition même de cette catégorie apparait inopérante. Selon le ministère de la culture, « les langues régionales sont des langues traditionnellement parlées sur une partie du territoire de la République »27. Or, bien des langues ne figurant pas dans cette catégorie répondent à cette définition. Le turc, par exemple, n’est considéré que comme une langue étrangère, alors que des communautés turques parlent traditionnellement le turc en France.
En conséquence, l’appellation « langues autochtones » apparaitrait mieux appropriée. Elle permettrait de désigner toute langue développée par une communauté implantée traditionnellement sur un territoire dont au moins une partie est située à l’intérieur de l’espace considéré. Il existe ainsi des langues autochtones intrafrontalières, dont l’aire linguistique se situe entièrement à l’intérieur des frontières du pays, comme le breton, plusieurs langues d’oïl et nombre de langues des Outre-mers, et des langues autochtones transfrontalières, dont l’aire linguistique est traversée par une ou plusieurs frontières entre des pays différents, comme l’allemand, l’arpitan, le basque, le catalan, le corse, le franc-comtois, le néerlandais ou l’occitan.
Langues non-territoriales
La catégorie « langues non-territoriales », ou « langues non territoriales », n’est pas pertinente non plus, car toutes les langues concernées renvoient, en réalité, à des territoires. Les territoires des langues concernées sont ceux où les communautés qui la parlent évoluent. Lorsqu’une communauté linguistique est itinérante, ce territoire correspond alors à l’aire historique dans laquelle elle se déplace traditionnellement. En France, les territoires de déplacement et de sédentarisation traditionnels des peuples de langue romani, par exemple, se situent en métropole, et non dans les Outre-mers, ce qui montre que cette langue n’est pas exempte de territorialité à l’échelle du pays.
Aussi, ces langues correspondent très bien à la définition des « langues régionales » citée plus haut. Pour reprendre l’exemple du romani, il est la langue d’une partie des Tsiganes, et la présence des Tsiganes en France métropolitaine est ancienne, puisqu’elle est déjà attestée au début du 15e siècle28. Cette langue est aussi traditionnellement parlée sur une partie du territoire de la République.
Par ailleurs, les catégories « langues régionales » et « langues non-territoriales » ayant une dénomination qui les rend exclusives l’une de l’autre elles ne peuvent être qu’incompatibles. La situation d’une même langue peut pourtant amener à la qualifier à la fois de « régionale » et de « non-territoriale ». Le catalan, par exemple, étant parlé en Catalogne Nord figure parmi les langues « régionales », mais, étant parlé par les Gitans catalans dont les communautés sont dispersées sur l’ensemble de la France métropolitaine, et même jusqu’en Corse, il devrait aussi être considéré comme une langue « non-territoriale ». La terminologie officielle est ici source de confusion et induit des représentations erronées de la situation de certaines langues.
De même que pour les « langues régionales », la définition des « langues non-territoriales » est inadaptée à certaines langues. Pour le ministère de la culture, il s’agit de langues « issues d’immigrations et donc sans lien avec une aire géographique particulière dans notre pays, mais qui y sont implantées depuis longtemps. » Mais, si la France persistait à reconnaitre l’allemand que comme une langue étrangère, le yéniche ne devrait pouvoir être reconnu que comme une langue particulière. Or, comme les Yéniches sont semi-nomades, le yéniche devrait être alors considérée comme une langue non-territoriale. Cependant, cette langue s’est formée sur les territoires de langue germanique, dont l’Alsace et la Moselle font partie. Elle ne semble donc être ni nécessairement « issues d’immigrations », ni « sans lien avec une aire géographique particulière dans notre pays ».
Pour ces raisons, d’autres dénominations seraient mieux adaptées. Les « langues itinérantes », parlées traditionnellement par des communautés itinérantes, pourraient ainsi être distinguées des « langues allochtones », développées par une communauté implantée traditionnellement sur un territoire situé à l’extérieur de l’espace considéré, ce territoire pouvant aussi bien être situé en France que dans un autre pays.
Conclusion
Une part substantielle du vocabulaire utilisé officiellement s’avère inadaptée et tendancieuse. Celle-là n’apparait cependant pas provenir d’un désintérêt pour les questions linguistiques, car elle ne semble pas relever d’une réelle méconnaissance des réalités linguistiques. Elle s’avère, par contre, largement marquée par une idéologie assimilationniste. Elle participe d’ailleurs à la fabrique de l’ignorance, notamment par le manque de cohérence et de clarté dans les informations apportées par les différents ministères. Et, elle va ainsi particulièrement à l’encontre de la promotion des langues autochtones par l’État prévue par la loi.
Une politique nationaliste et glottophobe a longtemps mené à ne reconnaitre qu’au français le statut de langue. Les autres langues ont alors été qualifiées péjorativement de patois, et, improprement, de dialectes. L’actuelle opposition entre « langue nationale » et « langues régionales » procède de la même volonté de maintenir une représentation hiérarchique des langues, en valorisant le français tout en minimisant les autres langues parlées dans le pays.
La politique linguistique en place est même à ce point symptomatique qu’elle conduit à ne pas désigner certaines langues autochtones par leur nom. Elles sont alors cantonnées au nom d’un dialecte ou d’un ensemble de dialectes parlés en France, quand elles ne sont pas seulement identifiées au moyen d’une périphrase. En les réduisant à quelques variétés linguistiques, il est, d’une part, fait obstruction à un élément d’identification qui serait commun à une communauté présente en France et à la population d’un pays voisin, et leur importance est, d’autre part, diminuée : leur nombre de locuteurs se trouve alors restreint, elles se trouvent privées de la notoriété internationale et de la légitimité dont elles pourraient tirer profit, ainsi que de la possibilité de bénéficier d’un prestige éventuellement analogue à celui du français.
Aussi, le vocabulaire employé suffit à montrer combien l’état d’esprit général n’en est toujours pas à la promotion des langues autochtones, loin s’en faut. Et la terminologie employée va de pair avec un ensemble de discours et de déclarations qui proclament l’universalité de la langue française et l’impératif de cantonner les langues autochtones à l’espace privé. Il apparait ainsi que le système mis en place n’est, même dans le seul domaine de la communication, rien d’autre qu’une politique de prédation linguistique.
Notes :
- « Code du patrimoine – Article L1 », sur le site Légifrance.
- « Langues régionales », sur le site du ministère de la culture.
- « Les langues de la France – Rapport au ministre de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie, et à la ministre de la culture et de la communication », avril 1999, par Bernard Cerquiglini, Vie publique.
- « Enseignement de l’allemand, langue régionale de France. Question écrite no 14739 – 9e législature », sur le site du Sénat.
- « Programme transitoire des langues étrangères et régionales au cycle des approfondissements de l’école primaire. Langue régionale d’Alsace et des pays mosellans » et « Programme d’enseignement des langues étrangères et régionales à l’école primaire. Langue régionale d’Alsace et des pays mosellans », Journal officiel, 11 juin 2003, dans Bulletin officiel, hors-série no 2, 19 juin 2003, sur le site du ministère de l’Éducation nationale.
- « Enseignements élémentaire et secondaire – Langues régionales. Programmes de l’enseignement de langues régionales au palier 1 du collège », Journal officiel, 10 janvier 2008, dans le Bulletin officiel, no 3, 17 janvier 2008, sur le site du ministère de l’Éducation nationale.
- « Enseignements élémentaire et secondaire – Langues régionales. Programmes de langues régionales pour l’école primaire », Journal officiel, 10 janvier 2008, dans Bulletin officiel, no 3, 17 janvier 2008, sur le site du ministère de l’Éducation nationale.
- « Recrutement des enseignants du premier et du second degré en Alsace pour la voie bilingue. Question écrite no 07653 – 13e législature », sur le site du Sénat.
- « Enseignements primaire et secondaire – Langues régionales. Programmes d’enseignement de langues régionales au palier 2 du collège », Journal officiel du 22 juin 2010, dans Bulletin officiel, no 27, 8 juillet 2010, sur le site du ministère de l’Éducation nationale. P. 118 / 121.
- « 11ème législature – Question no : 18336, de Mme Zimmermann Marie-Jo (Rassemblement pour la République – Moselle) », sur le site de l’Assemblée nationale.
- « Développement des filières VSM dans les écoles primaires et maternelles de Moselle. Question écrite no 00560 – 12e législature », sur le site du Sénat.
- « Les épreuves du Capes externe et du Cafep-Capes section langues régionales », Devenir enseignant.
- « Les épreuves du Capes interne et du Caer-Capes section langues régionales », Devenir enseignant.
- « Arrêté du 24 août 1993 portant adjonction d’une épreuve facultative d’alsacien aux concours externe et interne du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré, section Langues vivantes étrangères : allemand – Article 1 », sur le site Légifrance.
- « Les épreuves du Capes externe et du Cafep-Capes section langues vivantes étrangères », Devenir enseignant.
- « Les épreuves du Capes interne et du Caer-Capes section langues vivantes étrangères », Devenir enseignant.
- « Code de l’éducation – Article L312-10 », sur le site Légifrance. Alinéa 2.
- « Convention cadre portant sur la politique régionale plurilingue pour la période 2015-2030 », sur le site de la Faculté des langues de l’Université de Strasbourg. P. 3.
- « Loi no 2019-816 du 2 août 2019 relative aux compétences de la Collectivité européenne d’Alsace (1) – Article 2 », sur le site Légifrance.
- « Code général des collectivités territoriales – Article L3431-4 », sur le site Légifrance. a. Alinéa 1 ; b. Alinéa 3.
- « Convention opérationnelle portant sur la politique régionale plurilingue dans le système éducatif en Alsace – Période 2018-2022 », sur le site de la Collectivité européenne d’Alsace.
- « Enseignements primaire et secondaire – Langues et cultures régionales. Cadre applicable et promotion de leur enseignement », circulaire du 14-12-2021, Bulletin officiel, no 47, 16 décembre 2021, sur le site du ministère de l’Éducation nationale.
- « Convention opérationnelle portant sur la politique régionale plurilingue dans le système éducatif en Alsace – Période 2023-2024 », sur le site de la Collectivité européenne d’Alsace.
- « Langue régionale et enseignement bilingue en Alsace. Question écrite no 08382 – 16e législature », sur le site du Sénat.
- « Notices Rameau – Langues mélanésiennes », sur le site Catalogue général de la Bibliothèque nationale de France.
- Site Ethnologues.
- Langue française et langues de France – Promouvoir les langues de France, sur le site du ministère de l’Éducation nationale.
- Filhol, Emmanuel : 2007. « L’indifférence collective au sort des Tsiganes internés dans les camps français, 1940-1946 », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 226, 2e trimestre 2007, p. 69-82. En ligne sur Cairn.info.