Justice pour nos langues !

Lettre aux sénateurs et sénatrices
membres de la commission de la culture,
de l’éducation, de la communication et du sport
suite au rapport sur la situation de la francophonie

Le 26 octobre 2024.

Objet : Votre engagement en faveur du multilinguisme

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs,

Le 2 octobre 2024, le « Rapport d’information sur la situation de la francophonie à l’aube du 30ème anniversaire de la loi Toubon » a été déposé au Sénat au nom d’une commission dont vous faisiez partie. Ce rapport considère le multilinguisme comme une question centrale, et je vous en félicite.

Cependant, il me semble également important de vous signaler que ce rapport est défaillant au regard de ce même principe. En effet, les recommandations qu’il contient vont, paradoxalement, à l’encontre du multilinguisme, alors même que le caractère central de ce principe y est affirmé avec force [1]. Il fait donc, en réalité, la promotion du monolinguisme et de l’assimilation en France.

Or, la politique d’assimilation qui perdure en France est menée en violation du droit international. Lors de la rencontre de l’Association internationale des commissaires linguistiques qui s’est tenue en juin 2024 à Cardiff, au Pays de Galles, Fernand de Varennes, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur les questions relatives aux minorités, a d’ailleurs rappelé, dans une allocution sur le thème « Nos langues, nos communautés : des étapes nécessaires pour leur reconnaissance, leur protection et leur promotion » [2], que l’assimilation et la pression à l’origine l’affaiblissement de nombreuses langues ne sont pas un phénomène naturel, mais un processus résultant de politiques mises en place volontairement, avec pour instruments la législation et un ensemble de pratiques portant atteinte aux communautés linguistiques. Et cette intervention livre aussi nombre d’éléments éclairant les raisons pour lesquelles le défaut de prise en compte des langues autochtones en France, notamment par les pouvoirs publics, est contraire aux droits humains fondamentaux.

Plus précisément, les pratiques françaises actuelles en matière linguistique vont à l’encontre de l’interdiction des discriminations, de la liberté d’expression et du droit à l’éducation formulés dans divers traités internationaux auxquels la France est liée. Or, les entorses au droit international en matière de droits linguistiques sont, en France, dictées par une disposition constitutionnelle située au premier alinéa de l’article 2 de la Constitution, laquelle met à mal le multilinguisme en France, et y condamne les langues dites régionales à une disparition progressive. C’est d’ailleurs sur cette disposition que le Conseil constitutionnel s’est appuyé pour censurer, d’une part, l’enseignement immersif en langue régionale, pourtant indispensable à la pérennité de ces langues, et, d’autre part, l’inscription à l’état civil des prénoms et noms de famille dans ces langues dès lors qu’ils comportent un diacritique inconnu de la langue française.

La situation est particulièrement préoccupante pour les communautés linguistiques et leurs membres. Certaines personnes parlant une langue transfrontalière en viennent à scolariser leurs enfants de l’autre côté de la frontière afin de leur faire bénéficier d’un enseignement dans la langue du territoire dans lequel ils vivent [3]. D’autres font enregistrer le prénom de leur enfant dans un pays voisin pour que la graphie propre à leur langue soit respectée [4]. Pourtant, le respect des communautés linguistiques et de leurs membres est une exigence démocratique. Les droits linguistiques ne doivent donc pas s’arrêter aux frontières de la France.

Aussi, afin de mettre en œuvre le multilinguisme dont votre rapport souligne, avec raison, l’importance, et pour mettre fin aux conflits de normes entre le bloc de constitutionnalité et le bloc de conventionnalité qu’il appartient au constituant de régler, vous engagez-vous à initier dès à présent une révision de la Constitution afin de compléter son article 2 par l’ajout d’un dernier alinéa rédigé comme suit : « Le premier alinéa du présent article s’applique sans préjudice aux dispositions en faveur des langues régionales, ni à l’usage de ces langues, ni aux actions publiques et privées menées en leur faveur. » ?

Je me tiens, bien entendu, à votre disposition pour tout complément d’information sur ces problématiques.

Dans l’attente de votre réponse, veuillez recevoir, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, mes respectueuses salutations.

Yann-Vadezour ar Rouz

P. S. Notes :
[1] « Le multilinguisme à la française porté par un rapport sénatorial sur la situation de la francophonie », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 24 octobre 2024. En ligne : http://justicepournoslangues.fr/actualites/2024/le_multilinguisme_a_la_francaise_porte_par_un_rapport_senatorial_sur_la_situation_de_la_francophonie.html
[2] « Dr Fernand de Varennes », par International Association Language Commissioners, Youtube, 26 août 2024. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=JFFOjppKPI8
[3] « Comment et pourquoi favoriser le bilinguisme français-néerlandais des enfants frontaliers ? », Emilie Ducourant, Les plats pays, 25 novembre 2022. En ligne : https://www.les-plats-pays.com/article/comment-et-pourquoi-favoriser-le-bilinguisme-francais-neerlandais-des-enfants-frontaliers/
[4] « Témoignage. “L’état civil français rejette le prénom occitan de ma fille, alors que la Belgique l’accepte…” », par Elsa Péault, La Dépêche, 5 avril 2022, 17 h 31. En ligne : https://www.ladepeche.fr/2022/04/05/temoignage-letat-civil-francais-rejette-le-prenom-occitan-de-ma-fille-alors-que-la-belgique-laccepte-10215657.php