Justice pour nos langues !

Le point de vue d’un expert de l’Onu en Corse
sur l’état des droits linguistiques en France

Suite à la décision du tribunal administratif de Bastia du 9 mars 2023, qui a statué que les débats en langue corse au sein de l’Assemblée de Corse et du Conseil exécutif de Corse étaient contraire à la Constitution, Fernand de Varennes, rapporteur spécial à l’Onu sur les questions relatives aux minorités, était invité à s’exprimer à l’Assemblée de Corse. Lors de la session ordinaire du 31 mars 2023, il sondait la question de la conformité de ce jugement avec le droit international, ainsi que cela apparait dans son intervention, livrée ici dans son intégralité.

« Madame la présidente Maupertuis, monsieur le président Simeoni, distingués conseillers, mesdames et messieurs, bonghjornu – je crois que c’est la bonne prononciation –, bonjour ! D’abord, merci ! Merci pour le plaisir et le privilège d’être parmi vous pendant ce débat essentiel, primordial, parce que c’est à la base même de l’identité d’un peuple, de vous comme peuple ba… – j’allais dire basque, pardon ! – corse, et de la Corse elle-même.

Vous allez devoir m’excuser : d’abord, je suis un peu fatigué… J’ai quitté le Nord de la Thaïlande, il y a quelques jours. J’ai dû passer par la Moldavie, et courir pour pouvoir attraper mon avion de Nice à ici hier soir. J’espère que vous, et les interprètes, allez pouvoir, sans trop de difficulté, me comprendre avec mon accent acadien, du Canada. Et, malheureusement, on n’a pas d’interprétation de l’acadien vers le français ou le corse, mais je vais faire de mon mieux pour avoir un accent français, plutôt qu’acadien. Pour ceux qui ne connaissent pas, on peut en discuter plus tard.

En tant que rapporteur spécial des Nations unies sur les questions relatives aux minorités, j’ai le mandat de promouvoir l’application des droits des personnes appartenant à des minorités, en tenant compte des normes internationales, et d’examiner les moyens de surmonter les obstacles existants à la pleine et efficace protection de leurs droits humains. Et la question de la langue, c’est une question qui, souvent, met en cause des droits humains, les droits de l’homme. Je vais vous en parler dans quelques instants.

Les droits de l’homme qui s’appliquent aux langues sont une combinaison d’obligations légales issues de traités, de standards internationaux relatifs aux droits humains. Ils indiquent aux États comment traiter des questions portant sur les langues, les minorités, même la diversité linguistique. Et ces droits sont ancrés dans le droit international, notamment dans le principe d’interdiction de la discrimination, quelquefois le droit à la liberté d’expression, le droit à la vie privée, le droit à l’éducation, et, surtout, souvent, le droit des minorités d’utiliser leur propre langue avec d’autres membres de leur communauté, comme on l’a mentionné plus tôt.

De plus, on ne peut nier que la langue est au cœur même de ce que nous sommes, de qui nous sommes en tant qu’êtres humains – parce que c’est, en fait, le lien, c’est le lien entre les générations, c’est par la langue que l’on transmet la culture, l’histoire –, et, essentiellement, de notre nature même. Nous sommes des êtres linguistiques.

Dans le cadre de mon mandat, je traite souvent de situations mettant en cause les politiques linguistiques d’État, comme le cas récent, tout à fait récent, des limites à l’utilisation de la langue du peuple tibétain dans les écoles en République populaire de Chine. Il y a aussi eu récemment une cause soulevant la question de la langue russe dans les écoles en Lettonie. D’ailleurs, à la suite de l’une de mes recommandations, la Constitution de la Slovénie a été modifiée, afin d’inclure la reconnaissance de trois langues des signes au pays : la langue des signes slovène, hongroise et italienne, en 2021.

Plus près de nous, j’ai déjà exprimé avec des collègues – d’autres rapporteurs spéciaux – de graves inquiétudes quant au rejet de certains éléments de la loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, que vous connaissez peut-être sous le nom de loi Molac, loi qui fut, d’ailleurs, largement adoptée par les députés de l’Assemblée nationale. Or, comme vous le savez, le Conseil constitutionnel a censuré comme contraire à l’article 2 de la Constitution, dans sa décision du 21 mai 2021, deux articles de cette loi : l’article 4, sur l’enseignement, dit immersif, en langue régionale, et l’article 9, autorisant l’usage des signes diacritiques.

Or, nous avions signalés en mai dernier – nous : moi-même en tant que rapporteur spécial et d’autres collègues –, nous avions signalés en mai dernier, dans une communication – c’est une démarche diplomatique –, dans une communication au gouvernement français, le potentiel discriminatoire du traitement différentiel entre les langues régionales de France et la langue anglaise, parce que cette dernière, la langue anglaise, est souvent utilisée, en fait, même comme langue d’enseignement, ou en format bilingue, dans des établissements qui assurent le service public de l’enseignement ou qui y sont associés.

Et dans ce contexte, nous avons attiré l’attention du gouvernement sur le Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel la France a adhéré, qui interdit, dans son article 26, toute discrimination, et garantit à toutes les personnes une protection égale et efficace contre la discrimination, notamment fondée sur la langue. Nous avions aussi signalé que l’article 27 de ce même traité prévoit que, dans les États où elles existent, les personnes appartenant à des minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir en commun avec les autres membres de leur groupe leur propre vie culturelle ou d’employer leur propre langue.

Alors, j’ai bien entendu. J’ai bien compris. Il y a quelques semaines, le tribunal administratif a statué qu’en identifiant le français comme la langue de la République, l’article 2 de la Constitution impose ce qui semble être l’usage exclusif du français aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service publique, et que cela, semble-t-il, exclurait tout usage de la langue corse, et, en théorie, toute autre langue.

Sans me prononcer sur le fond de cette décision toute récente, parce que je dois attendre d’être saisi formellement pour émettre une prise de position, d’abord après avoir étudié cette question. De façon plus générale, je rappelle d’abord, tout de même, que l’an dernier, nous avons déjà soulevé nos inquiétudes, que le rejet de certains éléments de la loi Molac semblait discriminatoire, et donc en violation du droit à l’égalité, en rupture de l’interdiction de la discrimination en droit international, puisque la langue anglaise semblait, elle, bénéficier d’un traitement de faveur par rapport aux langues régionales.

La décision du tribunal administratif semble aller plus loin dans son interprétation, et pourrait interdire aux personnes morales de droit public, encore une fois, et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public, semble interdire tout usage de la langue corse. Seul le français peut être utilisé. Et là, ça pose problème. Ça pose problème, parce que cette façon de voir, et de faire, n’existe, à ma connaissance, nulle part ailleurs. Aucun pays au monde n’exige l’utilisation exclusive de la langue officielle ou nationale. Je vais quand même qualifier, je vais expliquer un peu plus tard. Bon, peut-être, à une certaine époque, la Turquie a voulu l’essayer. Mais même en Turquie, aujourd’hui, on peut utiliser d’autres langues dans certaines situations. Je le répète : pas un seul pays au monde n’exclut complètement l’utilisation d’autres langues dans certains contextes.

Il est bien répandu, bien sûr, qu’un pays ait une seule langue officielle ou nationale, c’est très commun. Quoiqu’il est aussi très répandu, très commun, d’avoir plusieurs langues officielles ou nationales, ou même des langues officielles régionales. Mais, à ma connaissance, aucun État, aujourd’hui, n’interprète le statut d’une langue officielle ou nationale ou langue d’État, comme menant à l’exclusion complète de l’utilisation pour des fins publiques de toute autre langue.

Ah ! Pardon… Non, non ! Attendez… Attendez ! Je vous induis en erreur… Il y a peut-être un pays qui l’a déjà tenté. C’est la Namibie, dans les années 80-90. C’est un très beau pays, la Namibie ; vous connaissez, c’est dans la partie Sud-Ouest de l’Afrique. Très agréable ! Je vous invite à visiter la Namibie. Il y a eu une situation qui se rapproche un peu. Ce n’est pas du tout la même chose, mais, quand même, il y a quelques éléments qui se rapprochent de la situation qui se dessine ici en France.

Et c’est une situation qui a été considérée par le Comité des droits de l’homme des Nations unies, l’affaire qui est connue sous le nom de Diergaardt contre la Namibie, une communication du Comité des droits de l’homme d’il y a à peu près une vingtaine d’années, en l’an 2000, en fait. Qu’est-ce qui s’est passé ? En Namibie, au motif que la Constitution namibienne ne reconnaissait que l’anglais comme seule langue officielle, le gouvernement a voulu interdire aux fonctionnaires de l’État de répondre aux communications écrites ou même de répondre aux appels téléphoniques dans une autre langue, alors même que ses fonctionnaires étaient parfaitement capables de le faire. Cette affaire, c’était au sujet de l’utilisation de la langue afrikaans, qui était une langue qui est très parlée, très connue en Namibie, comme certains parmi vous le savez peut-être.

Le Comité des droits de l’homme de l’Onu a conclu que cette interdiction d’utiliser une autre langue parce que la Constitution namibienne ne reconnaissait que l’anglais comme langue officielle… le Comité des droits de l’homme l’Onu a reconnu qu’il s’agissait d’une atteinte à l’interdiction de la discrimination en droit international, plus précisément l’article 26 du Pacte des droits civils et politiques. Le gouvernement n’aurait fourni aucune justification raisonnable pour cette exclusion, pour cette interdiction d’utiliser l’afrikaans, et de seulement permettre l’anglais, sauf pour dire que le gouvernement avait tout de même indiqué : « Notre Constitution ne reconnait que l’anglais comme langue officielle, donc cela suffit en droit. »

Le Comité des droits de l’homme a indiqué que non. Même au niveau constitutionnel, le statut de langue officielle ne suffit pas, n’est pas une justification raisonnable pour exclure toute autre langue, lorsqu’il était très facile, en fait, pour les fonctionnaires, dans la région en cause, d’utiliser la langue non officielle. Donc, la disposition constitutionnelle qui fait de l’anglais la seule langue de l’État ne suffit pas pour empêcher l’emploi d’autres langues dans les communications avec les autorités, lorsque celles-ci étaient utilisées par une population non négligeable d’une partie, au moins, de la Namibie.

Donc, sans pouvoir me prononcer immédiatement sur si la situation qui se présente par rapport à la langue corse ici, ou d’autres langues régionales comme le breton, le basque ou l’occitan, mais aussi la langue des signes… Je le mentionne très rapidement, parce qu’il faut savoir que la langue des signes est une langue – elle est considérée comme une langue naturelle –, et que si le français est la seule langue de l’État, ou la seule langue qui doit être utilisée par, par exemple, les fonctionnaires, cela voudrait dire, en théorie, que même la langue des signes ne devrait pas être utilisée. Pensez-y ! Je crois que ça pose problème…

Si l’article 2 impose l’usage exclusif du français aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public, et si ceci exclut l’usage de la langue corse, entre autres, à l’Assemblée, je dois exprimer ma grande surprise de voir comment on peut encore se servir de la langue anglaise avec impunité un peu partout en France. Et je le mentionne parce que c’est une situation de privilège. Il semble y avoir deux poids deux mesures, très franchement, et cela m’étonne. Encore une fois, je ne me prononce pas complètement sur cette affaire ; c’est très complexe, mais je vous signale qu’il y a une certaine contradiction ici.

J’ai pu, par exemple, consulter le site Internet du musée du Louvre, qui affiche ses services et ses activités en anglais, autant en anglais, en fait, que dans la langue de Molière, et qu’on peut transiger exclusivement en anglais pour acheter des billets, que j’ai fait, d’ailleurs, en anglais pour le tester. Alors ça, j’ai trouvé ça très intéressant : en privilège, on utilise très facilement l’anglais, même si c’est quand même une institution de l’État. Pour ça, thank you very much !

À peu près la même chose chez la Société nationale des chemins de fer. On peut n’utiliser que la langue de Shakespeare pour acheter un billet, voir les renseignements sur les horaires, et tout ça. Est-ce qu’on peut faire ça en corse, en passant ? Je ne sais pas, ce serait intéressant…

Si je voulais étudier, in English, please, à Sciences Po, à Paris… À Sciences po, à Paris, on offre de nombreux programmes d’études souvent exclusivement en anglais – on n’offre pas l’équivalent en français, à Sciences po –, comme le font d’ailleurs d’autres universités publiques, et autres personnes morales de droit public dans l’exercice d’une mission de service public. On peut se servir de l’anglais…

Je ne me prononce pas, mais je souligne seulement, pour l’instant, qu’il semble y avoir une certaine incohérence, franchement, au niveau des politiques linguistiques et des préférences linguistiques de l’État. Et c’est là qu’il peut y avoir des situations de discrimination. On privilégie certaines langues, y compris l’anglais, alors que les langues de France sont écartées, interdites presque. Ça étonne, ça surprend… D’ailleurs, j’en ai parlé à un ami avant de venir ici, et celui-ci – je vais partager avec vous –, il s’est exprimé sur cette situation en citant un grand intellectuel gaulois bien connu de tous ; il a dit : « Ils sont fous ces Romains ! »

D’un autre côté, en ce qui concerne le droit international et les droits humains, nous avons un document officiel de l’Onu sur les droits liés à la langue. Et ce document rappelle que toute personne a droit à une protection égale et efficace contre les discriminations fondées sur la langue. Cela signifie que les préférences linguistiques qui défavorisent ou excluent déraisonnablement ou arbitrairement des individus peuvent… ce genre de préférences qui défavorisent ou excluent peuvent constituer une forme interdite de discrimination si ce n’est pas justifié, si ce n’est pas raisonnable dans le contexte. Cette règle s’applique aux différences de traitement entre toutes les langues, y compris entre les langues officielles, ou entre une langue officielle et une langue minoritaire, ou même entre d’autres langues, comme ici l’anglais et le corse, par exemple.

Quel que soit le secteur d’activité ou de service gouvernemental, les autorités doivent respecter et mettre en œuvre le droit à l’égalité et l’interdiction de la discrimination en matière de langues, et y compris concernant la langue utilisée pour les prestations de services administratifs, l’accès à la justice ou l’éducation nationale, ou encore les délibérations démocratiques. Et d’ailleurs, la pratique à peu près partout au monde, c’est des pratiques de plurilinguisme, d’une manière ou d’une autre, dans les faits, dans la pratique.

En terminant, vous êtes vraiment à un point névralgique. J’ai noté l’appui massif de l’Assemblée nationale à la loi Molac, qui était très largement adoptée, appuyée à l’Assemblée nationale, comme vous le savez. Il y a, aujourd’hui, une volonté, je crois, vraiment, une volonté de reconnaitre les langues de France, comme des langues qui font partie de votre patrimoine, de votre diversité, de votre richesse, finalement, qu’il faut reconnaitre, protéger et promouvoir, et dont il faut être fier, et célébrer, plutôt que de nier et exclure.

Et pour terminer, nous aurons, je crois, une session de questions. On va pouvoir avoir un débat, comme on doit le faire dans un hémicycle, pour terminer d’une manière qui, un jour, j’espère, sera conforme à la Constitution, avec une réforme qui reflètera mieux votre réalité, la réalité de la France et la beauté de sa mosaïque linguistique. Je le fais en disant merci, eskerrik asko, trugarez deoc'h, je crois, grazie, et, dans la langue des signes internationale, merci.

À vous madame la présidente. »

Source : Suivez en direct la session ordinaire du 31 mars [de 1:15:22 à 1:34:42], par l’Assemblea di Corsica, Facebook, 31 mars 2023, 10 h 23.