Justice pour nos langues !

Lettre à RTL au sujet de son édito du 31 mai 2024
contre l’enseignement immersif

Madame, monsieur,

Dans un édito de RTL, une journaliste s’en est prise à l’enseignement immersif [1]. Elle a déclaré : « Je suis aussi pour qu’à l’école et au collège, on puisse découvrir la culture et l’art d’une région dans la langue de la région. […] Mais réclamer l’enseignement immersif, je suis contre. » Et ajouté : « Enseigner l’histoire-géo en basque ou les maths en breton ou la SVT en corse, non. On a une langue pour ça, c’est le français. Et franchement, parler français correctement de nos jours, ce n’est déjà pas si évident. Alors, je dis, assurons juste l’essentiel. »

Sur la forme, qu’une journaliste fasse de son avis personnel un argument d’autorité est déjà déontologiquement très discutable. Mais le fond est tout aussi problématique, car si la journaliste considère que l’enseignement de diverses matières devrait toujours être effectué en français, cela ne repose que sur un présupposé idéologique relevant du nationalisme linguistique. Par sa prise de position, elle contribue, en effet, à diffuser une vision suprémaciste en posant, par principe, le monolinguisme francophone comme une norme, les langues autochtones devant nécessairement être confinées, en tant que langue d’enseignement, à la découverte de la culture et l’art d’une région, avec pour triple effet de mener vers une limitation de leurs domaines d’emploi, de développer une représentation folklorique de ces langues et d’en réduire l’attractivité.

D’autre part, baser son opposition à l’enseignement immersif sur une insuffisante maitrise générale du français est contradictoire dans la mesure où le bilinguisme précoce que permet cet enseignement amène les élèves à développer des capacités supplémentaires par rapport aux élèves monolingues. L’enseignement immersif pratiqué en France obtient d’ailleurs de meilleurs résultats que les autres types d’enseignement, y compris pour ce qui est de l’apprentissage du français [2].

En outre, n’assurer que l’essentiel en matière d’enseignement, ainsi que le préconise la journaliste, irait à l’encontre des obligations légales. Et, quand bien même il serait entrepris de suivre un tel précepte, rien ne permet d’établir que l’enseignement dans les langues autochtones ne présente en aucun cas de caractère essentiel, alors qu’il se trouve, en réalité, être essentiel non seulement pour les personnes qui le réclament, mais aussi pour la préservation même de ces langues.

Enfin, la journaliste met en avant « une identité régionale » et défend l’idée que les langues autochtones constituent « un trésor national ». Mais comment les élèves pourraient-ils considérer que ces langues sont réellement précieuses si elles apparaissent comme impropres à l’enseignement de la plupart des matières ? Et comment peuvent-il acquérir la capacité à s’exprimer en langue autochtone dans tous les domaines couverts par l’enseignement si la plupart d’entre eux, ou même seulement quelques-uns, se trouvent exclus de l’enseignement qui leur est dispensé dans cette langue ?

Toute langue est condamnée dès lors qu’elle n’est pas pleinement langue d’enseignement. La Commission des droits de l’homme du Conseil économique et social des Nations unies établit d’ailleurs clairement un lien entre langue de l’enseignement et préservation de l’identité linguistique d’une minorité dans le Texte final du Commentaire sur la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques : « Au cas où la langue de la minorité est une langue territoriale traditionnellement parlée et utilisée par de nombreux habitants d’une région du pays, les États devraient, en exploitant au maximum les ressources disponibles, veiller à ce que l’identité linguistique puisse être préservée. Idéalement, l’instruction préscolaire et primaire devrait dans ces cas-là se faire dans la langue de l’enfant, c’est-à-dire la langue de la minorité parlée à la maison. » [3]

Par ce message, je vous fais donc part de mon incompréhension face à l’orientation du traitement des questions relatives aux langues autochtones sur votre antenne, de l’apparent manque de connaissances du sujet de la part de vos journalistes qui en parlent, et du défaut d’objectivité qui en ressort. Vous retrouverez, au besoin, les commentaires des paragraphes précédents sur le site « Justice pour nos langues ! » [4]

En souhaitant que ce message contribue à l’amélioration de la qualité des informations que vous diffusez, dans l’attente de votre réponse, et avec l’espoir d’entamer, si nécessaire, une discussion sereine et constructive et de vous orienter, au besoin, vers des compléments d’information, recevez, madame, monsieur, mes respectueuses salutations.

Yann-Vadezour ar Rouz

P.S. Notes :
[1] « Édito - Langues régionales : elles sont “le patrimoine d’une région”, défend Alba Ventura », par Alba Ventura, RTL, 31 mai 2024, 8 h 22. En ligne : https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/edito-langues-regionales-elles-sont-le-patrimoine-d-une-region-defend-alba-ventura-7900390084
[2] « Les bénéfices de l’usage des langues autochtones », Justice pour nos langues !, 6 septembre 2021, modifié le 22 mars 2024. En ligne : http://justicepournoslangues.fr/lire_ecouter_se_documenter/les_benefices_de_l_usage_des_langues_autochtones.html
[3] « Texte final du Commentaire sur la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques », sur le site de la Bibliothèque numérique des Nations unies. Point 61, page 15. En ligne : https://digitallibrary.un.org/js/pdfjs-2.9.359/web/pdf_viewer.html?file=https://digitallibrary.un.org/record/439563/files/E_CN.4_Sub.2_AC.5_2001_2-FR.pdf
[4] « La marginalisation des langues autochtones », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 31 octobre 2023, modifié le 3 juin 2024. En ligne : http://justicepournoslangues.fr/contexte/la_marginalisation_des_langues_autochtones.html