Justice pour nos langues !

La marginalisation des langues autochtones

L’idéologie assimilationniste est, en France, largement institutionnalisée. Elle s’appuie à la fois sur l’ethnocentrisme, le suprémacisme linguistique et la glottophobie. Sur le plan discursif, il s’agit d’inférioriser ou de nier les langues autres que le français, et, sur le plan pratique, d’y faire obstruction ou de les exclure. Les langues autochtones en sont notamment victimes, comme le montrent quelques exemples récents.

Outre-mer la 1ère, 20 janvier 2024

L’occitan, ou langue d’oc, langue traditionnellement parlée sur un vaste territoire comprenant notamment la majeure partie du tiers Sud de la métropole, dispose, selon l’Office public de la langue occitane, d’un million de locuteurs1, dont, selon une enquête sociolinguistique de 2020, environ 542 000 de 15 ans et plus dans la partie Ouest, correspondant aux régions Nouvelle-Aquitaine et Occitanie et au territoire frontalier du Val d’Aran, en Espagne2. Pourtant, Outre-mer la 1ère n’hésite pas à enterrer vivants ce million de locuteurs en affirmant que leur langue est aujourd’hui disparue3.

Quant à ses racines occitanes (avec en mémoire, la langue d’Oc aujourd’hui disparue), elles fondent en grande partie ses affinités envers ce pays qui a du également concilier la survivance de son créole vis-à-vis de la langue de l’ancien maître, le français.

Vœux du président de la République aux Français, 31 décembre 2023

Le nouvel an 2024 a été une nouvelle occasion pour Emmanuel Macron de conforter le nationalisme d’État, en posant comme intangibles les procédés assimilationnistes en œuvre, lesquels procèdent de l’affirmation d’une unicité de culture, d’histoire et de langue : « La France, c’est une culture, une histoire, une langue, des valeurs universelles qui s’apprennent dès le plus jeune âge, à chaque génération. »4 Un projet politique intégrant les peuples autochtones et donnant toute leur place à leurs langues et à leurs cultures n’est malheureusement toujours pas à l’étude. Pourtant, il ne saurait y avoir de valeurs universelles allant à l’encontre des droits humains fondamentaux et du respect de la diversité linguistique ou culturelle.

Le Rapporteur spécial de l’ONU sur les questions relatives aux minorités, Fernand de Varennes, rappelle que « les enfants des minorités linguistiques doivent recevoir un enseignement dans leur propre langue lorsque cela est possible afin de parvenir à une éducation inclusive et de qualité et de respecter les droits de l’homme de tous les enfants », et précise que « ne pas utiliser une langue minoritaire comme moyen d’instruction lorsque cela est possible, signifie fournir une éducation qui n’a pas la même valeur ou le même effet »5. En oute, le Texte final du Commentaire sur la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques indique que « l’enseignement de la langue ou des langues officielles devrait être introduit peu à peu à un stade ultérieur » à « l’instruction préscolaire et primaire »6. Aussi, ce n’est absolument pas « dès le plus jeune âge » que cet enseignement devrait être dispensé pour les minorités linguistiques.

Travail en commission à la Région Bretagne, 7 décembre 2023

Béatrice Macé, vice‐présidente à la Région Bretagne, s’exprime sur le fest-noz en le ciblant spécifiquement : « Le fest-noz est un cas à part » ; et elle laisse alors s’exprimer son aversion pour le monde qui s’y rapporte en le stigmatisant : « Je dirais qu’on n’est plus en cercle celtique danse traditionnelle, on est chez les attardés. »7 Avec ou sans excuses, de tels propos sont évidemment incompatibles avec sa fonction en charge de la culture, des droits culturels et de l’éducation artistique et culturelle, le fest-noz étant, en outre, inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco.

Le mépris qu’elle a exprimé est d’autant plus déplacé que la commission à laquelle elle participait avait notamment pour objet le plan de réappropriation des langues de Bretagne. Or, outre ses fonctions culturelle et sociale, le fest-noz est aussi un des rares espaces d’expression pour la langue bretonne et la langue gallèse, non seulement dans le domaine du chant, mais aussi de la vie qui s’y déroule, du fait des échanges spontanés qui s’y effectuent régulièrement dans ces langues. Cela peut permettre de mieux mesurer combien les mots de l’élue s’avèrent, pour beaucoup, à la fois particulièrement violents, offensants et blessants.

Assemblées délibératives, 2023

Selon le Conseil constitutionnel, la Constitution ne s’oppose pas à l’usage des traductions, ainsi que cela apparait aux considérants 7 et 8 de sa décision no 99-412 DC du 15 juin 1999, et cette jurisprudence a été confirmée à plusieurs reprises, comme dans la décision no 2006-541 DC du 28 septembre 2006 : « l’article 2 de la Constitution n’interdit pas l’utilisation de traductions ». Pourtant, dans la pratique, il est fréquemment fait obstacle aux traductions dans les assemblées délibératives, y compris, paradoxalement, lorsqu’il est question d’adopter des dispostions en faveur des langues autochtones.

Session du Conseil municipal de Nantes, 8 décembre 2023

Alors que les débats portaient sur l’accession de la ville de Nantes au deuxième échelon de la charte Ya d’ar brezhoneg / Oui au breton, Valérie Oppelt, faisant suite à la demande de Johanna Rolland, a interrompu les propos bilingues de Pierre-Emmanuel Marais-Jegat, adjoint à la maire de Nantes, qui célébrait la diversité culturelle et linguistique, ainsi que l’explique l’élu dans une lettre ouverte à Valérie Oppelt8. Face à la surprise et à l’incompréhension de l’élu, Mounir Belhamiti a asséné que « la langue de la République est le français », ce à quoi Florian Le Teuff, porteur de la délibération, a rétorqué : « La promotion des langues régionales est inscrite dans la Constitution de la République. »9

Session du Conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques, 20 octobre 2023

Au moment où, il s’agissait de faire passer une motion sur les langues autochtones, Iker Elizalde, conseiller départemental de Hendaye-Côte Basque-Sud, lisant la motion, dont la partie en basque n’était qu’une traduction, a alors été coupé par le président du conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques, Jean-Jacques Lasserre10. La notion de respect s’est curieusement trouvée inversée, puisqu’elle a été invoquée, non pas pour laisser un conseiller lire une motion traduite dans sa langue, mais au contraire, pour l’en empêcher. La glottophobie a ainsi, une fois de plus, pris le pas sur la liberté d’expression en langue autochtone, et, en l’occurrence, en basque.

Jean-Jacques Lasserre — Monsieur Elizalde, pardonnez-moi, ne voyez pas dans mon…

Un autre conseiller départemental — Par respect pour les autres !

Jean-Jacques Lasserre — … dans mon observation…

L’autre conseiller départemental, à nouveau — Par respect pour les autres !

Jean-Jacques Lasserre — Sincèrement, entre nous, la pratique que vous faites de la langue basque… On connait vos convictions ! La démonstration appuyée que vous faites n’apporte rien au débat, si ce n’est de mettre dans la gêne ceux qui ne vous comprennent pas.

Iker Elizalde — Mais, c’est la traduction de ce que j’ai dit en français…

Jean-Jacques Lasserre — Non, mais, vous ne vous adressez qu’à vous, là ! Revenons au fond de la proposition qui est la nôtre…

Iker Elizalde — Oui, oui, d’accord, d’accord !

Jean-Jacques Lasserre — … et du texte commun sur lequel nous avons convenu dans la langue de la République accessible par tous.

Iker Elizalde — J’entends, monsieur le président, mais je m’étonne de cette réaction, c’est tout. OK, je lis la motion qu’on a voté…

Jean-Jacques Lasserre — Il y a longtemps que j’ai passé le stade de la culture de mon propre plaisir [passage incompris] discipline collective. Voilà ! C’est tout !

Iker Elizalde — La motion que je vous ai envoyée, je l’ai envoyée, cette fois-ci, dans les deux langues. Je pensais qu’il n’y avait pas de problème pour la lire dans les deux langues. Je vois que oui…

Jean-Jacques Lasserre — Le texte ! On a convenu sur un texte ou pas ?

Iker Elizalde — Oui, oui, sur le texte, il n’y a de soucis… Mais, je m’étonne que ce soit perçu presque comme une agression de dire trois mots d’euskara. Ce n’est pas grave…

Jean-Jacques Lasserre — Oh ! Oh ! Oh ! Rendez-vous compte ! J’ai autant de souffle que vous ! Allez-y, et développez si vous voulez ! On y va !

Iker Elizalde — Mais non, je ne vais pas développer. C’était juste de la lecture…

Jean-Jacques Lasserre — Mais, non ! On se connait trop pour ne pas sacrifier à ce genre de démonstration, voyons !

Iker Elizalde — Mais, il n’y a pas de démonstration. Enfin, je…

Jean-Jacques Lasserre — Mais, on connait votre…

Iker Elizalde — Je ne comprends pas les réactions qu’il y a eu, c’est tout… Mais ce n’est pas grave ! Allez, motion pour que vivent nos langues, donc, accordée avec l’exécutif. […]

[…]

Yves Salanave-Péhé — Que podem parlar, si !

Jean-Jacques Lasserre — Si…

Yves Salanave-Péhé — En libertat.

Jean-Jacques Lasserre — Mais, bien sûr…

Yves Salanave-Péhé — Bon ! Président, je suis chargé de porter la parole du groupe. Nous allons voter avec enthousiasme cette motion. Mais, je vais quand même l’assortir de quelques remarques personnelles qui sont, je crois, partagées par beaucoup de gens, ici, autour de la table… autour de l’hémicycle. Ce n’est pas la première fois qu’on parle de la nécessité de faire vivre nos langues régionales. […] Mais, permettez-moi, quand même, de noter ce paradoxe, que, d’abord, ici, autour de l’hémicycle, on ne les pratique pas. Et je regrette que vous ayez interrompu dans son élan Iker, parce que, moi, ça me fait plaisir d’écouter, d’entendre la langue basque, même si je ne la comprends pas complètement. De temps en temps, je suis désolé, on devrait s’autoriser à parler nos langues…

Jean-Jacques Lasserre — Oui, bien sûr…

Yves Salanave-Péhé — … avec tout le respect qui leur est dû, et s’écouter un peu dans la langue qui, encore une fois, fait partie de notre héritage. Et je pense que ce serait une bonne chose. […]

TV5Monde, 16 octobre 2023

Pour la plupart, nos hommes politiques ont, par bonheur, abandonné le vocabulaire dévalorisant ayant servi à opérer une distinction entre « la langue », pour désigner le français, et « les patois », pour les autres langues. Mais, si la phraséologie a changé, il n’a pas été mis fin à la hiérarchisation des langues pour autant. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’immense écart entre la langue française, qui, selon une idée reçue largement diffusée, serait universelle, et les langues autochtones, qui, par contraste, seraient, au choix, incapables de porter des valeurs humanistes, nécessairement sources de dissensions, ou destinées à être confinées à des communautés linguistiques locales. D’une manière ou d’une autre, c’est un rapport de domination qui se trouve ainsi instauré, et que les médias tendent à conforter.

Un entretien récent réalisé par TV5Monde oppose ainsi le français aux autres langues en posant l’universalité du français comme une évidence11. Telle qu’elle a été conçue, la Cité internationale de la langue française constitue malheureusement un sujet particulièrement propice à la diffusion de ce type de représentations biaisées.

TV5Monde : La francophonie peut-elle à la fois défendre l’universalité du français et la légitimité de toutes les langues, y compris les langues régionales et locales ?

Eugène Ebodé : L’universel est partout et non en un seul lieu ou en une langue. Aucune partie de l’humanité ne peut s’en arroger le monopole et se poser comme l’unique dépositaire de ce qui est un idéal.

Ceux qui ont été tentés de s’en approprier ont abouti à l’inverse : à l’ethnocentrisme.

Ministère de la culture, 2023

Le ministère de la culture proclame très sérieusement : « Tous les citoyens ont […] le droit démocratique, garanti par la loi, de recevoir une information et de s’exprimer dans leur langue. » Cela découlerait, selon le ministère, de l’article 2 de la Constitution, alors que la jurisprudence constitutionnelle dit explicitement le contraire. En effet, selon le Conseil constitutionnel, cet article, en stipulant que « la langue de la République est le français », restreint en réalité ce droit aux seuls citoyens de langue française. Rappelons que, malgré la perpétuation d’une longue politique de francisation ouvertement assimilationniste, les citoyens français ne sont pas tous francophones, en particulier dans les Outre-mers.

La citation mentionnée est extraite du site Internet du ministère de la culture12, et provient du Rapport au Parlement sur la langue française 2023, de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France13. Il pourra être noté, au passage, combien cette délégation nie la réalité linguistique de la France, et combien les droits des personnes appartenant à des minorités linguistiques sont absents de ses préoccupations.

Notes :

  1. « Bien plus qu’une langue », sur le site de l’Office public de la langue occitane.
  2. « Communiqué de presse – La langue occitane : on en parle ! Résultats de l’enquête sociolinguistique 2020 », sur le site de l’Office public de la langue occitane, 31 août 2020.
  3. « Coraly Zahonero de la Comédie Française fait entendre la poésie d’Haïti », par Patrice Elie Dit Cosaque, Outre-mer la 1ère, 20 janvier 2024, 10 h 36.
  4. « Vœux aux Français pour 2024 », sur le site de l’Élysée, 31 décembre 2023. De 5:52 à 6:01.
  5. « Les États doivent éduquer les enfants des peuples autochtones dans leur langue maternelle (expert) », ONU Info, 11 mars 2020.
  6. « Texte final du Commentaire sur la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques », sur le site de la Bibliothèque numérique des Nations unies. Page 15.
  7. « « Attardés », les festoù-noz ? Le dérapage de la vice-présidente bretonne à la culture », par Romain Roux, Le Télégramme, 5 janvier 2024, 19 h 30.
  8. « Lettre ouverte de Pierre-Emmanuel Marais-Jegat à Valérie Oppelt », Justice pour nos langues !, 14 décembre 2023.
  9. « La ville de Nantes s’engage pour la transmission du breton », par Yasmine Tigoé, Ouest-Fance, 10 décembre 2023, 18 h 41.
  10. « Session du Conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques du 20 octobre 2023 », vidéo postée par Le 64 sur Youtube, 20 octobre 2023. De 5:56:24 à 5:58:00, puis de 6:18:24 à 6:20:02.
  11. « Cité de la langue française à Villers-Cotterêts : « La francophonie ne doit pas être un instrument d’une puissance. » », par Christian Eboulé, TV5Monde, 16 octobre 2023, 8 h 24 (TU).
  12. « La langue française, un bien commun », sur le site du Ministère de la Culture.
  13. Rapport au Parlement sur la langue française 2023, sur le site du Ministère de la Culture. Page 7.