Le seuil à partir duquel une langue est considérée en danger
Dans la documentation, il peut être relevé plusieurs attestations d’un critère défini par l’Unesco pour statuer qu’une langue est en danger. Mais, si elles semblent bien s’accorder sur le chiffre, elles ne s’accordent pas toujours sur les termes. Un petit point sur la question peut aider à mieux appréhender le problème.
Le 16 juillet 2024, paraissait un article livrant des informations précises sur la situation du basque, dans lequel figurait l’assertion suivante1 : « Selon l’Unesco, un pourcentage de locuteurs doit s’élever à 30 % pour qu’une langue reste reste bien vivante. » (Dans le texte : « Hervez an Unesco e tle un dregantad a gomzerien sevel da 30 % evit ma chomfe bev-mat ur yezh. »). Il peut être intéressant de s’arrêter sur ce chiffre, car il est assez paradoxal d’estimer que la pérennité de la langue d’une communauté puisse être considérée comme assurée, alors qu’elle ne serait parlée que par 30 % de ses membres. Non seulement il s’agit d’un pourcentage excessivement bas, mais un tel chiffre fait, de plus, abstraction de l’âge des locuteurs. Or, la pérennité d’une langue ne peut être assurée si les locuteurs sont principalement les personnes les plus âgées.
Un rapide survol des publications récentes montre que cette idée se répète, puisqu’en fin 2023, un manifeste évoquait le même pourcentage2 :
- « Les dernières enquêtes sociolinguistiques montrent que la chute du nombre de bascophones a été stoppée. Mais avec un apport de population exogène toujours plus important, la proportion des bascophones ne cesse de diminuer : 22,5 % de bascophones en 2006, 19 % en 2022. Et selon les prospections de l’OPLB, en 2050 ce chiffre serait en-deçà de 16 %. Nous sommes loin des 30 % permettant d’assurer la survie d’une langue. Cet objectif devrait être la priorité de la politique linguistique publique. »
- « L’Unesco estime que le seuil minimal de locuteurs pour qu’une langue soit considérée hors de danger d’extinction est de 30 %. L’OPLB doit procéder à une analyse des politiques de réappropriation linguistique instaurées de par le monde (Pays basque Sud, Québec, entre autres) puis proposer un plan de revitalisation de la langue basque, secteur par secteur. »
- « L’OPLB doit présenter une feuille de route permettant de passer de 19 % de bascophones à 30 %, en précisant année par année le gain du nombre de locutrices et locuteurs visé, par quel biais, et par classes d’âges. »
Sans discuter des avancées que constitueraient les objectifs posés dans ces lignes, un retour en arrière plus conséquent permet de montrer que, près de 20 ans auparavant, cette faible barre des 30 % était déjà donnée comme critère pour considérer qu’une langue est en danger. Elle apparait ainsi en 2005 dans une étude sur la langue basque3 : « Un des critères retenus par l’Unesco pour décider qu’une langue est en danger est que moins de 30 % des jeunes ne la parlent. »
Le pourcentage fourni dans cet extrait ne correspond cependant plus exactement à la même donnée que précédemment. En l’occurrence, il existe bien un critère d’âge, puisque seuls les jeunes sont, cette fois, pris en compte. Toutefois, le chiffre reste curieusement toujours aussi minime. Par ailleurs, sa provenance demeure identique, puisque l’Unesco est à nouveau mentionnée comme référence.
Pour bien comprendre, il faut revenir à la source. Ce pourcentage trouve son origine dans l’Atlas des langues en danger de disparition dans le monde, publié intialement en 1996 par l’Unesco. La citation exacte, traduite ici de la deuxième édition de 20014, permet de le définir : « En fait, la langue d’une communauté qui n’est plus apprise par les enfants, ou du moins par une grande partie des enfants de cette communauté (disons, au moins 30 pour cent), devrait être considérée comme ‹ en danger › ou au moins ‹ potentiellement en danger ›. » (Dans le texte : « Basically, the language of any community that is no longer learned by children, or at least by a large part of the children of that community (say, at least 30 per cent), should be regarded as ‘endangered’ or at least ‘potentially endangered’. »)
L’indice semble ainsi avoir subi un glissement dans sa définition à plusieurs reprises, car ce qu’il représente est, au départ bien différent de ce qui a été vu plus haut. Le seuil de 30 % n’est pas défini par un pourcentage de locuteurs, ni même de jeunes locuteurs, mais — et la différence est de taille –, par le pourcentage d’enfants qui n’apprennent pas la langue. Ce seuil est donc nettement plus élevé que celui mis en avant par différents acteurs, qui alertent pourtant sur les difficultés auxquelles leur langue se trouve confrontée.
Il peut être observé que le critère a été énoncé de manière peu stricte par l’Unesco. Mais il ne fait pas moins office d’indicateur pour autant. Il a d’ailleurs été rappelé dans une revue de l’Unesco en 2003 dans les termes qui suivent5 : « On considère que la langue d’une communauté est en danger lorsqu’au moins 30 % de ses enfants ont cessé de l’apprendre. » Puis, quelques années plus tard encore, dans la troisième édition de l’Atlas des langues en danger dans le monde de l’Unesco en 20106 : « Cette proportion globalement faible, parmi les jeunes générations, de locuteurs de langues autochtones en première langue indique un certain niveau de danger, sachant qu’en général une langue peut être considérée comme menacée si elle n’est pas apprise par au moins 30 % des enfants d’une communauté (Wurm, 1996). »
Aussi, ce pourcentage constitue un indice très sérieusement considéré par l’Unesco. Et plusieurs remarques permettent d’ailleurs d’expliquer que l’abandon de l’apprentissage par seulement 30 % des élèves puisse suffire à mettre en péril la cohésion linguistique d’une communauté.
Tout d’abord, un élève bénéficiant d’un apprentissage de la langue de sa communauté ne deviendra pas nécessairement locuteur de cette langue. Pour qu’il le devienne, cela nécessite une continuité dans son apprentissage. Mais, il faut aussi qu’il bénéficie d’un important taux d’exposition à la langue, ce qui dépasse largement le cadre d’un enseignement théorique. Les interactions orales dans la langue en cours d’apprentissage sont indispensables. La pédagogie mise en œuvre se doit donc de répondre à cet impératif.
Ensuite, même si elles sont remplies, les conditions précédentes ne permettent pas, à elles seules, de garantir que l’élève deviendra un locuteur complet de la langue de sa communauté. Pour cela, il faut que tous les domaines de l’apprentissage soient couverts par l’enseignement dispensé dans cette langue. Il est clair que le mode d’apprentissage qui a le plus de chance d’apporter aux élèves les compétences linguistiques dans un éventail complet de ces domaines est l’enseignement immersif.
De surcroit, le nombre de locuteurs ne renseigne pas véritablement sur la pratique effective de la langue. Or, l’usage effectif d’une langue, même s’il est moins évident à évaluer, est un meilleur marqueur de la vitalité d’une langue que le nombre ou le pourcentage de locuteurs.
Un usage majoritaire des langues autochtones par les communautés concernées constitue d’autant plus une condition de leur pérennité que, plus un comportement est réalisé à une forte majorité, plus il tend à s’imposer comme une norme, et plus, par conséquent, il a de chances d’être reproduit. De plus, pour contrecarrer la pression sociale en défaveur des langues autochtones, qui se trouve être renforcée notamment par l’inégalité de statut entre les langues en contact, il faut que cet usage soit très largement majoritaire. Pour ce faire, seule une politique volontariste peut, par le biais d’une planification linguistique, amener à créer les conditions d’une large récupération linguistique conduisant à la normalisation des langues autochtones.
Notes :
- « Muioc'h-mui a euskaregerien en Iparralde », par Y. Y. ar Gov, Ya!, no 997, 16 juillet 2024. P. 2.
- « Manifeste de Kanbo : “Nouvelle impulsion à la politique linguistique” », par Euskal Konfederazioa, Justice pour nos langues !, 24 décembre 2023.
- « L’enseignement suffit-il à ”sauver” une langue menacée ? L’exemple du Pays Basque », par Jean-Baptiste Coyos, Archive Artxiker Artxiboa, 8 décembre 2005. P. 5.
- Wurm, Stephen ; Heyward, Ian : 2001. Atlas of the World’s Languages in Danger of Disappearing, deuxième édition, revue, corrigée, augmentée et mise à jour (première édition : 1996). Paris : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization. P. 14.
- Le nouveau courrier, no 2, avril 2003, publié par l’Unesco, Paris. « L’Unesco et les langues », p. 20.
- Moseley, Christopher ; Nicolas, Alexandre : 2010. Atlas des langues en danger dans le monde (traduit de Atlas of the world’s languages in danger, 3e édition, entièrement revue, corrigée, augmentée et mise à jour). Paris : Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. P. 126.