La force du rapport à la langue
et la puissance de l’implication pour la culture kaliʼna
de Tayuwalan
Mise en place par les Nations unies en 1994, la journée internationale des peuples autochtones a lieu le 9 août de chaque année. Elle vise notamment à sensibiliser le public sur les besoins des communautés concernées. Pour ce faire, c’est Tayuwalan qu’il a ici été choisi de mettre à l’honneur. Le peuple kaliʼna, dont il était, est présent en Guyane française, mais aussi au Venezuela, au Suriname, au Guyana et au Brésil.
Né en 1946, Tayuwalan (Jean Appolinaire, selon son nom français) a quitté ce monde en 2021. Il avait alors 75 ans. Il a été acteur de la culture kaliʼna aussi bien en tant qu’élu et que membre de sa communauté, au sujet de laquelle il avait développé de fines connaissances dans de nombreux domaines, parmi lesquels l’histoire, la musique, la danse, le chant, la mémoire, la langue, l’écriture et la transmission1.
Tayuwalan a participé à la création de l’école de danse et de chant kaliʼna en 2007, et formé de nombreux musiciens à Iracoubo, ou encore à Awala-Yalimapo, où la pratique du sanpula, le tambour kaliʼna, était en passe de disparaitre au début des années 20002. Il avait un intérêt particulier pour cet instrument, tant du point de vue de la musique que de sa fabrication, dont il tenait le savoir technique de son père. Il était aussi auteur de chansons ancrées dans la tradition kaliʼna. Et il a collaboré, comme Odile Renault-Lescure, à l’ouvrage de Gérard Collomb et Félix Tiouka Naʼna Kaliʼna, sur l’histoire des Kaliʼna de Guyane, paru en 20003.
La journée internationale des peuples autochtones constitue un moment idéal pour mettre en avant cette phrase exprimée par Tayuwalan en 1997 : « Kaulankon kɨtomusilɨkon molo man »4 (traduction : « Notre langue, c’est notre force et notre puissance »). Ces quelques mots montrent l’importance que peut revêtir leur langue pour les Kaliʼna, et combien sa perpétuation est donc essentielle.
Comme pour toute langue, la transmission du kaliʼna, en particulier en direction des jeunes, est indispensable à la préservation de la culture qu’elle véhicule. Dans une société traditionnelle, les formules enfantines y jouent d’ailleurs un rôle non négligeable, en ce qu’elles permettent de transmettre non seulement des éléments de langage, mais aussi des valeurs et des croyances propres au peuple. Cette comptine5 en kaliʼna en est une illustration saisissante :
untɨwa kamakon se e ee
untɨwa kamakon se e ee
untɨpolo epakano man
allons vers l’est
allons vers l’est
c’est à l’est qu’a lieu le passage des âmes des ancêtres
Les amateurs de comparaisons apprécieront d’autant plus qu’il est assez remarquable que, pour « mourir », le breton dispose d’une expression dans laquelle le sens de déplacement est inverse : « roeñvat war gornôg » (c’est-à-dire « ramer vers l’ouest »). Il y a là matière à inciter les plus imaginatifs à laisser leur esprit divaguer quelques instants, quitte à émettre les hypothèses les plus folles…
Se pourrait-il que les âmes des trépassés kaliʼna et bretons se croisent quelque part au large de l’Atlantique, en dépit de la différence de latitude ? Se pourrait-il, pour hasarder une proposition appuyant cette idée, que les unes dérivent vers le nord sous l’effet du Gulf Stream, après y avoir été poussé par le courant nord-équatorial, ou que les autres dérivent vers le sud sous l’effet du courant des Canaries, après y avoir été poussés par la partie sud-est de la dérive nord atlantique ? Serait-il même possible, au final, que le lieu de passage soit le même ?
Mais, qu’importe ici les itinéraires et positions géographiques. Ce qui importe, en substance, c’est que les unes et les autres arrivent à bon port. Et, pour en revenir, de manière plus terre-à-terre, au monde des vivants, et sans toutefois négliger les caractéristiques historiques et socioculturelles propres à chacune des communautés, quelques points communs entre les Kaliʼna et les Bretons peuvent, par ailleurs, être relevés.
L’un d’eux est le syncrétisme culturel, puisque, chez les uns et les autres, des croyances anciennes cohabitent avec le catholicisme. Un autre est leur différence linguistique, car, comme pour toutes les communautés parlant une langue autochtone en France, les uns et les autres se trouvent confrontés à une situation les contraignant à une difficile lutte pour tenter de contrer les effets du cadre glottophage imposé par le pouvoir central qui mène à leur disparition progressive et donc à une marche uniformisatrice vers un monolinguisme et un monoculturalisme nocifs et réducteurs. C’est dans cet esprit de résistance que le texte breton qui suit a été composé, en l’honneur de Tayuwalan, comme un écho outre-Atlantique à son combat pour sa langue et sa culture, montrant combien la parole des peuples autochtones peut porter au-delà des mers.
En tu all d’ar meurvor
E koun Tayuwalan (1946-2021)
Bevoñ a ramp-ni amañ dinerzh ha dic'halloud ;
den ne venn klevet hon mouezh, da betra hon hirvoud ?
Mouget-mik eo hon lavar, mouget ivez hon yezh,
aet eo hon sevenadur, aet, enta, hon hêrezh.
Pa chomamp àr douaroù hon hendadoù zoken
pe e-kreizig hon bro-ni, n’omp nemet tud estren.
Troc'het eo bet hon gwrizioù. Hon zreuzkas bet torret,
n’eus bet fiziet tra ennomp. Nijet eo hon spered.
Na kalet eo hon zonkad ha kriz hon buhez-ni :
n’eus ket a c'hoanag ennomp, na tamm sederoni !
Er-mod-se e vevamp-ni, evel traoù didalvoud ;
er-mod-se e varvamp-ni, dinerzh ha dic'halloud.
Daet ar mare da ziskar hon zamm buhez c'harv,
gant e gomis e tosta oberour ar marv ;
gante ec'h eo ret monet ha kemer penn an hent,
en ur leuskel a-dreñv dimp mignoned ha kerent.
Kaset e vemp, diarsav, e-barzh o c'harrigell,
dre hon gwennodennoù strizh, àr aodoù Breizh-Izel.
An treizher kozh, a-neuze, a gemer ar varrenn,
hag àr Gornôg e roeñvamp, en habaskter a-grenn.
Pa zegouezho ar c'houlz-se, e-kreiz ar meurvor don,
e-kerzh hon zreizh teñval da Vro an Anaon,
marteze en em gavimp, nepell diouzh ar gwenva,
e-touez eneoù tramor d’hon breuder galigna.
Hag ur wezh m’hon bo lakaet àr an douar hon zreid,
ec'h ay en-dro ar vag-noz dres evel ma oa daet.
Ar yaouankiz hollbadus, ar sonerezh, ar c'han,
gant levenez hag eurvad, a zigollo hon foan.
Eno e c'hallimp pelloc'h safar gant ar re all,
e brezhoneg mar karamp, kuit da vout gwelet fall.
Hon hendadoù, dre ar gomz, pan anavamp o yezh,
a roy dimp-ni hon hêrezh hag hon bo erziwezh.
Nemet n’eus ket da c'hortoz evit komz, tu pe du,
ez vev, divezh, gant an holl. Ne vern ar selloù du !
Erru eo poent bras bremañ adperc'hennoñ hon yezh,
hag a zo, amañ ivez, hon nerzh, hon galloudezh.
Yann-Vadezour ar Rouz
De l’autre côté de l’océan
À la mémoire de Tayuwalan (1946-2021)
Nous vivons ici faibles et impuissants ;
personne ne veut entendre notre voix, à quoi bon notre lamentation ?
Notre parole est étouffée, notre langue est étouffée aussi,
notre culture a disparu, notre héritage, ainsi, a disparu.
Même lorsque nous restons sur les terres de nos ancêtres
ou au beau milieu de notre pays, nous ne sommes que des étrangers.
Nos racines ont été coupées. Notre transmission brisée,
rien ne nous a été donné en partage. Notre esprit s’est échappé.
Combien notre destinée est dure et notre vie cruelle :
il n’est point d’espoir en nous, ni de sérénité !
Nous vivons ainsi, comme des choses inutiles ;
nous mourons ainsi, faibles et impuissants.
Le moment venu de précipiter notre rude existence,
l’ouvrier de la mort approche avec son commis ;
il nous faut aller avec eux, et se mettre en chemin,
en laissant derrière nous amis et parents.
Ils nous emmènent, sans faire de pause, dans leur chariot,
par nos sentiers étroits, sur les côtes de Basse-Bretagne.
Le passeur des morts, dès lors prend la barre,
et nous ramons vers l’ouest, dans une tranquillité profonde.
Lorsque ce moment arrivera, au large de l’océan,
au cours de notre sombre traversée pour le Pays des Âmes des défunts,
peut-être nous trouverons-nous, non loin du séjour éternel,
parmi des âmes d’outre-mer de nos frères kaliʼna.
Et une fois que nous aurons posé nos pieds sur la terre,
la barque funèbre s’en retournera comme elle était venue.
La jeunesse éternelle, la musique, le chant,
avec joie et bonheur, récompenseront notre peine.
Là, nous pourrons désormais parler avec les autres haut et fort,
en breton si nous le voulons, sans être déconsidérés.
Nos ancêtres, par la parole, puisque nous connaissons leur langue,
nous donneront notre héritage, que nous aurons enfin.
Mais il n’y a pas à attendre pour parler, d’une manière ou d’une autre,
vivants, sans honte, avec tous. Qu’importe les regards noirs !
Il est grand temps maintenant de se réapproprier notre langue,
qui est, ici aussi, notre force, notre puissance.
Yann-Vadezour ar Rouz
Les Kaliʼna sont actuellement en lutte contre le projet de centrale électrique de l’Ouest guyanais sur des zones de subsistance du village Atopo Wepe (« Prospérité » selon son nom en français) et contre la répression dont ils sont victimes6. Comme les autres peuples autochtones de Guyane française, ils luttent à la fois contre les nombreuses et importantes difficultés auxquels ils sont confrontés et pour la reconnaissance des droits et de l’histoire des peuples autochtones. Et, ainsi que l’ont communiqué trois rapporteurs spéciaux des Nations unies au gouvernement français le 9 mai 2024, il peut être rappelé que « la Guyane n’a jamais été décolonisée »7.
Pour plus d’informations :
- sur la situation des peuples autochtones en Guyane française, lire l’article « La réalité de la politique de négation des minorités pour les peuples autochtones de Guyane française » ;
- sur la journée des peuples autochtones, lire « Journée internationale des peuples autochtones – 9 août », sur le site des Nations unies ;
- sur les évènements organisés pendant quatre jours, lire le programme des journées des peuples autochtones du 8 au 11 aout 2024 en Guyane française, sur le site de la Collectivité territoriale de Guyane.
Notes :
- « Iracoubo : Jean Appolinaire, est décédé à l’âge de 75 ans », par Nikerson Perdius et I. L., Outre-mer la 1ère, 24 juin 2021, 13h57, mis à jour le 24 juin 2021 à 16 h 37.
- « Le réveil des sanpula », par Johan Chevalier, Boukan, 6 mai 2021 à 17 h 30, modifié le 18 juillet 2024 à 23 h 19.
- Collomb, Gérard ; Tiouka, Félix : 2000. Naʼna Kaliʼna : une histoire des Kaliʼna en Guyane. Petit-Bourg (Guadeloupe) : Ibis rouge.
- « L’écriture du kaliʼna en Guyane : Des écritures coloniales à l’écriture contemporaine », par Odile Renault-Lescure, Horizon Pleins Textes.
- « Comptines phonémiques en kaliʼna », Langues de Guyane.
- « La réalité de la politique de négation des minorités pour les peuples autochtones de Guyane française », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, le 10 août 2023, modifié le 7 aout 2024.
- Communication de trois rapporteurs spéciaux des Nations unies s’étant saisis de l’affaire CEOG adressée le 9 mai 2024 au gouvernement français afin qu’il réponde aux allégations sur le non-respect du consentement et sur l’impact du projet de centrale électrique sur le lieu de vie des peuples autochtones du village Atopo Wepe, sur le site Communication report and search du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies, 9 mai 2024. P. 2.