Justice pour nos langues !

La gestion de l’identité des territoires
sous la 5e république

Le rapport qu’entretient la France avec la diversité a des implications très fortes dans la manière dont est gérée l’identité de ses territoires. Cette gestion prive ces derniers du potentiel généré par leur identité et dont ils pourraient bénéficer. Et cela a également un impact négatif sur la vitalité des langues autochtones.

Dès l’avènement de la République, la gestion des territoires s’est faite au détriment de leur identité. Par la suite, au niveau des collectivités, plusieurs orientations nuisant à ces dernières ont été prises sous la 5e république.

La première est la manipulation démographique. Un exemple patent d’incitation à cette pratique est la lettre du 19 juillet 1972 de Pierre Mesmer, premier ministre de l’époque, à son secrétaire d’État aux DOM-TOM1. Cette lettre possède la grande qualité de faire apparaitre très clairement les motivations du procédé.

Présentant la Nouvelle-Calédonie comme « le dernier territoire tropical non indépendant au monde où un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants », et estimant que « la présence française […] ne peut être menacée […] que par une revendication nationaliste des populations autochtones », il considérait que, « à court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer (Réunion) devrait permettre d’éviter ce danger en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés » et que, « à long terme, la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire » ce qui supposait une « immigration systématique de femmes et d’enfants ».

Il indiquait alors la nécessité « de corriger le déséquilibre des sexes dans la population non autochtone », et proposait, pour cela, de « faire réserver des emplois aux immigrants dans les entreprises privées », préconsant que « tout emploi pouvant être occupé par une femme soit réservé aux femmes (secrétariat, commerce, mécanographie) ». Il ajoutait enfin : « Sans qu’il soit besoin de textes, l’administration peut y veiller. ».

Cette « opération de peuplement outre-mer » visait à permettre à la Nouvelle-Calédonie de devenir « un petit territoire français prospère comparable au Luxembourg ». Et si elle était considérée comme « indispensable au maintien de positions françaises à l’est de Suez », la question linguistique n’était pas non plus absente, puisque le premier ministre prenait soin de préciser : « Il faut donc saisir cette chance ultime de créer un pays francophone supplémentaire. »

La deuxième approche concerne le découpage administratif. Ce dernier peut diviser des territoires, comme c’est le cas de la Bretagne. Mais, il tend surtout, au contraire, à les dissoudre dans un ensemble plus vaste, comme c’est le cas, par exemple, de l’Alsace, du Pays basque nord et du Roussillon (ou Catalogne nord). Et cela permet, sans avoir recours à des déplacements de population, de minorer l’identité des territoires. Si certains territoires conservent néanmoins, grâce à leur éloignement, une certaine cohérence, comme les outre-mers, ou finissent malgré tout par l’obtenir, comme la Corse, aidée en cela par son caractère insulaire, ils font plutôt figure d’exceptions.

En réalité, la Normandie est la seule région métropolitaine continentale à connaitre une telle cohérence. Mais si la Normandie a pu bénéficier de ce que la Bretagne n’a jamais pu obtenir malgré des demandes de longue date, c’est probablement, entre autres, parce que la possibilité d’un nationalisme normand n’a jamais été envisagé par les forces politiques en présence. La Normandie est ainsi le seul territoire a avoir été avantagé par le redécoupage régional, alors que, partout ailleurs, la loi no 2015-29 du 16 janvier 2015 n’a fait que mettre en place, au 1er janvier 2016, de grandes régions technocratiques coupées des réalités humaines.

Et, outre le fait que ce redécoupage régional est humainement très contestable, il a été mis en place en violation du droit. En effet, il est contraire à la Charte européenne de l’autonomie locale, ratifié par la France le 17 janvier 2007 et entré en vigueur au 1er mai 2007, puisqu’il a été réalisé sans consultation des régions concernées. Or, l’article 5, traitant de la protection des limites territoriales des collectivités locales, contient une telle obligation : « Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet. »2

Sur ce point, le Conseil constitutionnel reconnait que la Charte européenne de l’autonomie locale est contraignante, mais considère que la Constitution reste indépendante des normes supérieures auxquelle elle doit pourtant se conformer, car, selon lui, « si les dispositions de l’article 55 de la Constitution confèrent aux traités, dans les conditions qu’elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n’impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution ». En la matière, il s’est donc déclaré incompétant à faire respecter le droit, car « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article 61 de la Constitution, d’examiner la conformité d’une loi aux stipulations d’un traité ou d’un accord international »3.

Le Conseil d’État, quant à lui, se reconnait compétant pour examiner la conformité avec un traité du contenu de la loi, mais non pour juger alors ce qui relève de la procédure d’adoption de la loi. L’absence de consultation des régions n’est donc pas de son ressort, car, pour lui, « si, en vertu des dispositions de l’article 55 de la Constitution, le juge devant lequel un acte administratif est contesté au motif que les dispositions législatives dont il fait application sont contraires à une norme juridique contenue dans un traité ou un accord régulièrement introduit dans l’ordre juridique interne est habilité à écarter l’application de celles-ci, il ne peut être utilement saisi d’un moyen tiré de ce que la procédure d’adoption de la loi n’aurait pas été conforme aux stipulations d’un tel traité ou accord. »4 Ainsi, le droit est formellement reconnu, mais, en l’occurrence, les autorités juridiques françaises considèrent ne pas être en mesure de contraindre à son respect.

En définitive, il existe une pluralité de pratiques allant à l’encontre de l’identité des territoires, et peu importe à l’État français leur conformité au droit. En Nouvelle-Calédonie, il était question de neutraliser les identités par des déplacements de populations, et les autochtones ont ainsi été rendus minoritaires sur leur propre territoire ; s’agissant d’un territoire isolé, il était, en effet, difficile de jouer sur un découpage territorial. À l’opposé, en métropole, en 2016 plus encore que lors des divers découpages régionaux précédents, les nouvelles régions tendaient à couper les populations de leur identité en effaçant administrativement les territoires qui leur sont propres.

Aujourd’hui encore, même si ce n’est pas l’unique raison, il est difficile de ne pas voir dans le refus systématique d’organiser la réunification de la Bretagne, la crainte de voir des revendications identitaires ou linguistiques, abusivement assimilées au séparatisme, prendre de l’ampleur. Ainsi, en dépit de l’article 5 de la Charte européenne de l’autonomie locale, la France, d’un côté, refuse d’accorder une consultation en vue d’un redécoupage régional lorsque ce dernier est demandé, et, de l’autre, impose un redécoupage sans consultation, alors qu’elle est pourtant tenue d’en organiser une.

Cette négation du fait identitaire a malheureusement un impact négatif sur l’économie. Car il n’y a pas de hasard à ce que les régions ayant un réel poids économique en Europe soient des régions dont l’identité est fortement maquée. Ces régions savent, en effet, s’appuyer sur leur identité pour développer leur économie. L’identité d’une région est ainsi un ressort économique et un atout pour son développement.

Par ailleurs, quelle lisibilité peut avoir une région « Grand Est » ? Quelle indication d’origine livre-t-elle en dehors de point de vue de la capitale ? Comment un Allemand, un Suisse, un Italien, un Autrichien ou n’importe quel citoyen d’Europe de l’Est peut-il identifier la provenance d’un produit ou un service se rapportant à une collectivité ainsi nommée ? Et quel attachement peut avoir un Poitevin à une région « Nouvelle-Aquitaine » dont le nom fait abstraction de son territoire ? Pense-t-on réellement qu’il sera ainsi incité à s’inverstir pour une telle région ? Mais toutes ces questions ont bien peu de chance d’émouvoir le pouvoir central, qui au vu du faible budget octroyés aux régions, semble surtout craindre qu’un développement économique régional porte ombrage à la suprématie du grand Paris.

Le raisonnement est d’ailleurs similaire au sujet des langues. Le développement des langues autochtones reste perçue comme une menace pour le français, alors que ce sont, au contraire, ces langues qui sont menacées par une politique favorisant ce dernier à leur détriment. Aussi, elles continuent inexorablement de reculer devant lui. Et la préservation des langues autochtones est rendue d’autant plus ardue que le cadre régional nie l’identité à laquelle elles sont liées.

Notes :

  1. Gabriel, Claude ; Kermel Vincent : 1985. Nouvelle-Calédonie La révolte kanake. La Brèche.
  2. Charte européenne de l’autonomie locale, par le Conseil de l’Europe.
  3. Décision no 2014-709 DC du 15 janvier 2015, par le Conseil constitutionnel.
  4. Conseil d’État, 3ème / 8ème SSR, 27/10/2015, 393026, Publié au recueil Lebon.