Justice pour nos langues !

Le caractère contre-productif de la politique française
relative aux identités et aux langues autochtones

Les identités et les langues des communautés humaines d’un pays peuvent être appréhendées de deux manières. Ou bien leur présence est considérée comme une source d’enrichissement, auquel cas, leur préservation va de soi ; c’est la vision de la quasi totalité des pays européens, également défendue par l’Union européenne, dont la devise est d’ailleurs « unité dans la diversité », et conforme aux normes internationales définies par l’Organisation des Nations unies. Ou bien elles sont considérées comme une menace, et les minorités ne bénéficient d’aucune reconnaissance et sont privées de droits ; cela correspond à la conception de « l’unité de la France » qui prévaut dans ce pays.

Depuis les débuts de la République, les identités des communautés humaines qui composent la France et leurs langues sont présentées comme sources potentielles de revendications nationalistes et de séparatisme, et accusées du risque de division qu’elles feraient courir au pays. Pour cette raison, l’unité de la France ne peut se faire, dans l’idéologie républicaine, qu’au détriment de ces identités et des langues autochtones.

Ce discours, aussi persuasif qu’il soit, se heurte pourtant à la réalité environnante, puisque l’ensemble des pays démocratiques, à quelques exceptions près, s’accomodent très bien de leur diversité sans risquer l’éclatement à tout moment. C’est donc l’exception qui est généralement mise en exergue, alors qu’elle est bien loin d’être la règle.

Mais, si la France se démarque des pays démocratiques par son discours « unitaire », il se trouve également d’autres pays, beaucoup moins démocratiques quant à eux, qui développent une rhétorique similaire. Un ancien président de la République de Turquie, Atatürk, soutenait ainsi : « La langue est l’une des caractéristiques fondamentales de la nation. Ceux qui appartiennent à la nation turque, d’abord et avant tout, doivent parler le turc. »1 Or, comme cela a été souligné, il est aujourd’hui avéré que « c’est la politique linguistique d’Atatürk qui contribuera à la naissance du mouvement séparatiste kurde plus que tout autre facteur »2.

De même, au-delà des exemples historiques, les mêmes conséquences, toutes proportions gardées, peuvent être observées en France. À cet égard, le phénomène est parfaitement illustré par les prises de position de l’Assemblada occitana, qui titrait en mai 2021 : « Le Conseil Constitutionnel français attaque encore notre langue: face au blocage, l’indépendance de l’Occitanie est légitime »3.

Aussi, le discours politique dominant opère, en réalité, à une inversion des rôles. Car c’est bien l’existence d’une politique oppressive et de mesures allant à l’encontre des minorités et de leurs langues, ainsi que l’absence de reconnaissance de leurs droits légitimes qui nourrissent les revendications nationalistes et sont à l’origine du séparatisme, et non l’inverse. Il apparait donc que la France mène, en fait, une guerre préventive contre les effets éventuels de sa propre politique, et que cette politique est contre-productive, puisqu’elle menace, indirectement, l’unité de l’État, comme le font l’ensemble des dispositions portant préjudice aux minorités et aux langues autochtones.

En définitive, le problème principal de la France réside non dans les problèmes que pourraient poser les minorités ou les langues autochtones, mais dans l’incapacité des élus à repenser le rapport qu’entretient l’État avec la diversité, et dans le refus de la République de rénover ses pratiques. Car la France n’existerait pas moins si elle reposait sur l’idée que la diversité constitue son essence même ; elle aurait même beaucoup à gagner à se poser comme protectrice de ses minorités et de leurs langues, et cela pour deux raisons. D’une part, l’inflexibilité du système prive le pays d’une part de sa richesse et de son énergie vitale. D’autre part, sans respect de la diversité, il ne saurait y avoir de réelle adhésion des minorités au régime politique en place. La confusion entre « unité » et « unicité » est ainsi préjudiciable, tant pour les minorités que pour le l’État : l’unicité n’est pas unitaire.

Ces considérations ne sont pas nouvelles. En effet, la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, adoptée en 1992 par l’Organisation des Nations unies, part notamment du constat selon lequel « la promotion et la protection des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques contribuent à la stabilité politique et sociale des États dans lesquels elles vivent ». Et elle note le lien étroit qu’il existe entre les droits des membres des minorités et la démocratie et l’importance du respect de ces droits pour la paix, puisque « la promotion constante et la réalisation des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, faisant partie intégrante de l’évolution de la société dans son ensemble et s’inscrivant dans un cadre démocratique fondé sur la légalité, contribueraient au renforcement de l'amitié et de la coopération entre les peuples et les États »4.

La France dispose ainsi de textes internationaux sur lesquels elle pourrait avantageusement s’appuyer. Le droit des minorités à bénéficier d’une protection est, par exemple, reconnu à l’article premier de la déclaration précitée : « Les États protègent l'existence et l'identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique des minorités, sur leurs territoires respectifs, et favorisent l'instauration des conditions propres à promouvoir cette identité. » Et le principe de la participation est énoncé au 3e paragraphe de l’article 2 : « Les personnes appartenant à des minorités ont le droit de prendre une part effective, au niveau national et, le cas échéant, au niveau régional, aux décisions qui concernent la minorité à laquelle elles appartiennent ou les régions dans lesquelles elles vivent ».

Dans cette perspective, le rapporteur spécial sur les questions relatives aux minorités, Fernand de Varennes, nommé par la Commission des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies, traitait, dans son discours de clôture de la conférence de haut niveau du Haut-Commissariat pour les minorités nationales de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le 14 novembre 2019, à Lund (Suède), de « promouvoir la participation des minorités nationales pour construire des sociétés intégrées et plurielles »5. Il est clair que la France est encore bien loin de ce degré de réflexion politique.

Enfin, ceux qui ne jurent que par la pensée française et francophone au point de dédaigner tant celle des minorités de leur pays que les normes internationales devraient convenir, en l’occurrence, qu’il n’y a pas nécessairement d’incompatibilité, car, précédant la déclaration précitée, Albert Camus, dès les années 1950, soutenait très justement que « la démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité »6. Cependant, la France est-elle une démocratie ? Le respect des minorités, des langues autochtones et des droits naturels associés à ces derniers étant une exigeance démocratique, force est de constater que le chemin à parcourir est encore long avant de pouvoir répondre par l’affirmative.

Notes :

  1. Kemal, Mustafa (Atatürk) : 2009, cité dans Handbook of Social Justice in Education, William Ayers, Therese Quinn and David Stovall (eds.), Taylor & Francis. P. 182. (Traduction : Fernand de Varennes2.)
  2. Varennes (de), Fernand : 2012. « Langues officielles versus droits linguistiques : l’un exclut-il l’autre ? », Droit et cultures, no 63, p. 41-58.
  3. « Le Conseil Constitutionnel français attaque encore notre langue: face au blocage, l’indépendance de l’Occitanie est légitime », Assemblada occitana, 21 mai 2021.
  4. Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques.
  5. Conseil des droits de l’homme : 2020. Rapport du Rapporteur spécial sur les questions relatives aux minorités, Dr. Fernand de Varennes – Éducation, langue et droits de l’homme des minorités. P. 5.
  6. Camus, Albert : 2013. Carnets III. Gallimard, Folio. P. 105.