Justice pour nos langues !

Lettre à France Culture sur la production musicale
en breton et en langues autochtones

Le 3 février 2025.

Objet : lettre ouverte concernant l’émission « Voix tissées, voix politiques : les divas celtiques ».

Madame, monsieur,

Ayant eu connaissance de la réalisation du dixième et dernier épisode de la série « Divas, les grandes voix », intitulé « Voix tissées, voix politiques : les divas celtiques » et diffusé le 21 septembre 2024, j’ai eu le privilège de pouvoir écouter cette émission. Cependant, j’ai été surpris à plusieurs reprises par son contenu, notamment en ce qui concerne les informations en lien avec les artistes bretons.

Tout d’abord, dans l’introduction du sujet, la représentation négative du paysage breton dénote avec la présentation des paysages écossais et irlandais : « Pour certaines, leurs voix sont bien connues, elles transportent ceux et celles qui les écoutent vers des paysages sublimés, ceux des Highlands en Écosse, du Connemara irlandais, ou vers l’âpre côte bretonne ». Mais on peut aussi se demander si l’évocation de la côte bretonne est véritablement en adéquation avec les extraits musicaux bretons de l’émission, puisque ces derniers proviennent non pas de la côte, mais du Centre-Bretagne, d’où sont originaires les chanteuses qui les interprètent et auquel renvoie leur technique de chant dont parle la journaliste. Et, de par ses origines familiales, les attaches d’Alan Stivell, l’autre artiste breton mis en avant dans l’émission, se situent également dans le Centre-Bretagne.

Puis, sur la question de la technique, le tuilage est évoqué pour Landless, alors que le morceau « Blackwaterside » diffusé est chanté en polyphonie, mais sans aucun tuilage. Le tuilage est, par contre, bien présent dans le chant des sœurs Goadec qui suit, mais sans que cela n’ait été explicité.

Par ailleurs, si le chant à danser a probablement, sur certains terroirs été principalement pratiqué par les hommes, il ne leur a, à ma connaissance, jamais été réservé, comme avancé dans l’émission : « Elles vont, en réalité, tenter d’intégrer un truc qui est principalement réservé aux hommes, c’est-à-dire le chant à danser, et elles développent une nouvelle technique, ce qu’on appelle le kan-ha-diskan. » Il n’est pas précisé en quoi consiste cette technique de chant, et ces propos sont d’autant plus surprenants que le kan-ha-diskan n’est pas, à l’époque, une pratique nouvelle, mais une technique traditionnelle qui n’a nullement été mise au point par les sœurs Goadec. Aussi, si ces dernières l’ont bien pratiqué, bien d’autres l’ont fait avant elles. Cela ne retire cependant rien au chant pratiqué par les sœurs Goadec. Il n’en est pas moins remarquable, mais les originalités qu’il comporte ne se situent pas là.

Dans l’extrait cité précédemment, le mot kan-ha-diskan a été prononcé « canne-HHAnne-dix-canne », et a été immédiatement suivi de quelques précautions oratoires « Alors je m’excuse ici d’avance des prononciations que je tenterai de mettre en œuvre, tant, évidemment, ces langues, parce qu’on les connait peu, sont extrêmement difficiles à prononcer. » Mais le problème n’est pas ici une question de difficulté de prononciation du breton. La prononciation hasardée le montre d’ailleurs nettement : non seulement l’absence de « n » à la fin du mot central, contrairement à ce qui a été prononcé, ne s’oppose nullement à la phonologie du français, mais l’ajout, à son initiale, d’un « h » fortement expiré, pourtant muet ici en breton, constitue même une complexification de la prononciation du mot, qui ne se justifie ni par le breton, ni par une influence de la phonologie du français.

Cette prononciation étrangère tant à la phonologie du français qu’à celle du breton tend à montrer, de même que les diverses autres incohérences relevées ici, que cette émission a surtout été insuffisamment préparée. Au passage, la prononciation bretonne peut être approchée sans trop de difficulté avec des mots français, ce qui pourrait donner « qu’en n’a dix qu’en n’ ». Et, contrairement à ce qui a été affirmé dans l’extrait cité précédemment, le breton est une langue parfaitement connue. Il existe même un organisme officiel, l’Office public de la langue bretonne [1], qui peut être contacté au besoin, et qui saura alors renseigner ou aiguiller vers des personnes ou des organismes compétents, le réseau associatif étant, en la matière, particulièrement fourni.

La méconnaissance du breton et le sentiment d’étrangeté face à cette langue qui ont été ainsi révélés renvoient surtout à l’invisibilisation des langues autochtones dans la société, auxquels participent malheureusement la majeure partie des médias, et en particulier les grands médias nationaux. La production artistique en langues autochtones, et en l’occurrence en breton, n’est qu’exceptionnellement diffusée en dehors des radios régionales ou locales, alors qu’elle est foisonnante et est présente dans la plupart des styles musicaux. Récemment encore, les « réticences des médias », le « plafond de verre national », le « cloisonnement par la langue », la « discrimination culturelle et linguistique », ainsi que l’« inégalité d’accès à la culture locale » qui en résulte, ont été dénoncés, et la responsabilité qu’ont les radios « de refléter cette diversité et de permettre à toutes les langues, y compris les langues régionales, de trouver une place sur leurs ondes » a aussi été mise en avant [2].

Par la suite, passant à un autre artiste breton, la journaliste explique : « j’ai nommé Alan Stivell, dont on vous a déjà beaucoup parlé, le redécouvreur et surtout le reconstructeur d’un instrument qui s’était perdu, et que non seulement il remet sur pied, mais qu’il remet au premier plan, j’ai nommé Alan Stivell ». Alan Stivell, qui a joué un rôle déterminant dans la popularisation de l’instrument, a donné son premier concert de harpe celtique à 9 ans. Il était très probablement précoce, mais tout de même pas au point de recréer un instrument disparu à cet âge. Ce mérite revient à son père, Georges Cochevelou, qui, s’étant lancé dans cette entreprise, a conçu et fabriqué des harpes celtiques modernes en se basant sur divers documents qu’il avait alors rassemblés.

Sous la publication Facebook de France Culture [3] renvoyant vers la page de podcast, Mark Kerrain, ancien professeur d’université, commente : « France Culture ignore peut-être qu’on peut chanter en Bretagne loin des âpres côtes , et que les soeurs Goadec, quand elles ne venaient pas chanter loin des côtes à Paris le faisaient quotidiennement dans le Poher, au centre de la Bretagne où l’âpreté n’est pas côtière. Et que leurs descendances perpétuent langue et chants. Notre histoire culturelle ne s’est pas arrêtée en 1972. »

Comme le montre ce message, France Culture donne le sentiment de méconnaitre la production artistique bretonne, au point d’en rester systématiquement aux noms devenus emblématiques dans les années 1970. Et l’émission laisse l’impression que, faute d’un réel intérêt pour la langue et la culture bretonne, France Culture méconnait toujours, un demi siècle plus tard, l’histoire musicale et culturelle de cette période. Les informations sont livrées avec quantité d’approximations et d’inexactitudes et la prononciation kan-ha-diskan reste toujours inconnue. En clair, concernant la matière bretonne France Culture n’a pas fait honneur à son nom et est resté bien loin du sérieux que suppose une émission culturelle.

Il serait tentant de penser que les négligences relevées ne sont pas coupables, ou, du moins, ne sont pas révélatrices d’un positionnement partial. Mais, une simple comparaison suffit encore à faire état d’un certain déséquilibre dans la représentation des différentes aires celtiques et des différentes langues représentées, puisque sur 12 extraits musicaux, 8 sont irlandais, s’étalant sur une période allant de 1987 à 2024, et 7 possèdent un titre en anglais.

Mais au-delà de la question de la représentativité, les deux extraits bretons, qui se trouvent, au passage, être parmi les plus datés de la sélection, posent un nouveau problème de par les indications figurant sur la page de Podcast de l’épisode [4]. Il y a là encore une différence de traitement, car, contrairement à tous les autres, pour lesquels sont systématiquement indiqués l’album d’où ils sont extraits et l’année de parution, les deux morceaux bretons sont mentionnés sans source ni date.

Le premier est même renseigné avec un titre en français, alors qu’il est chanté en breton. Pour ce morceau, apparaissant comme « Les Soeurs Goadec, La poule qui couve », il s’agit vraisembablement d’un titre enregistré en 1975 et paru en 1990 : «  Ar c'hoarezed Goadeg – Les sœurs Goadec – The Goadeg sisters, Ar yar in gor – La poule qui couve, album : Mouezhiou bruded a Vreiz – Les voix légendaires de Bretagne. The legendary voices of Brittany, 1990 (rééd. de l’album : Ar c'hoarezed Goadeg, Kanerezed deus Treffrin, Kernew-Uhel, 1975) ».

Et le second est renseigné de manière erronée : « Les soeurs Goadec, An intañvez ». Les chanteuses ne sont, en effet, pas les sœurs Goadec, mais Eugénie Goadec, l’une des sœurs Goadec seulement, et Louise Ebrel, qui n’est pas la sœur de la précédente, mais sa fille. Le morceau provient probablement d’un album de 1994 : « Eugénie Goadec - Louise Ebrel, An intañvez, album : Gwrizioù, 1994 ».

Au vu du traitement de la culture bretonne dans cet épisode, pourriez-vous vous engager à traiter, à l’avenir, la langue et la culture bretonnes avec dignité, et en faire de même avec les autres langues et cultures autochtones ? Cela serait à la fois un gage de sérieux, qui me semble cadrer à la fois avec les objectifs d’une radio à vocation culturelle et avec les besoins de ces langues et cultures, qui se trouvent être en grande souffrance.

En outre, il existe des quotas pour défendre la production musicale en langues de France dans la radiodiffusion, qui concernent à la fois les chansons en français et en langues autochtones, dites régionales. Aussi, pourriez-vous me communiquer la part de chanson en langue française et la part de chansons en langues autochtones diffusées par France Culture ? Et, dans un souci d’équité, pourriez-vous aussi veiller à ce que le pourcentage de chansons en langues autochtones diffusées sur vos ondes soit significatif ? Peut-on, enfin, espérer que France Culture devienne pionnière dans le respect de la diversité culturelle et linguistique dans ses propres pratiques, et puisse alors inspirer les autres radios par l’exemple qu’elle mettra en place ?

Dans l’attente de votre réponse, veuillez recevoir, madame, monsieur, mes respectueuses salutations.

Yann-Vadezour ar Rouz

P.S. Notes :
[1] Site de l’Office de la langue bretonne :
https://www.fr.brezhoneg.bzh/
[2] Voir les brèves aux dates du 31 janvier 2025 et du 15 janvier 2025 sur le site « Justice pour nos langues ! » :
http://justicepournoslangues.fr/
[3] Publication Facebook de France Culture du 4 janvier 2025 à 19 h 00 :
https://www.facebook.com/franceculture/posts/1062360145935747
[4] Page du site de France Culture « Série « Divas, les grandes voix » – Épisode 10/10 : Voix tissées, voix politiques : les divas celtiques », 21 décembre 2024 :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-serie-musicale/les-divas-celtiques-4634927