Justice pour nos langues !

Lettre ouverte à Yves Bernabé
et Sonia Dubourg-Lavroff

À Yves Bernabé, inspecteur général de l’Éducation nationale
et Sonia Dubourg-Lavroff, inspectrice générale de l’administration
de l’Éducation nationale et de la recherche

Le 14 septembre 2021.

Objet : Demande suite au rapport signé par vous-même en 2019 et remis sous forme d’une note au ministre de l’Éducation nationale.

Madame l’inspectrice, Monsieur l’inspecteur,

Ayant appris que vous étiez à l’origine d’un rapport de 2019 sur l’enseignement immersif en langue régionale présenté sous forme d’une note adressée au ministre de l’Éducation nationale (1), je souhaiterais vous sensibiliser aux enjeux liés à ce type d’enseignement et vous inciter à prendre des initiatives en conséquence.

Étant donné que

– l’ensemble des écoles pratiquant un enseignement immersif en langue régionale sont sous contrat, ou en attente de l’être, et sont, à ce titre, tenues de respecter, non seulement la législation générale relative aux établissements scolaires, mais également le contenu des programmes scolaires,

– les écoles Diwan ont toujours souhaité obtenir le statut public,

– ce type d’enseignement, qui existe depuis environ un demi-siècle, n’a jamais présenté la moindre menace, ni pour la société, ni pour l’État,

– les résultats de ce type d’enseignement sont globalement supérieurs à la moyenne nationale, y compris en français,

et, étant donné, par ailleurs, que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, elle-même incluse dans le bloc de constitutionnalité, contient des dispositions précises relatives aux droits et à la liberté, dont

– Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, […].

– Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui […].

– Art. 5. La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. […]

il apparait que la fin programmée de cette méthode pédagogique que vous avez ainsi préconisé dans votre rapport ne soit pas conforme avec les extraits précités de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Les dispositions constitutionnelles sur lesquelles se basent les préconisations de votre rapport semblent, en réalité, procéder d’une sélection qui n’est pas neutre. Et cela tend, malheureusement, à faire apparaitre votre rapport, non comme une défense du droit constitutionnel, et encore moins des droits humains fondamentaux, que la France refuse d’ailleurs systématiquement de reconnaitre dès lors qu’ils sont liés aux minorités ou aux langues régionales ou minoritaires, mais comme une prise de position idéologique contre l’enseignement immersif en langue régionale.

Or, ce type d’enseignement est indispensable à la préservation de ces langues, ainsi que cela a encore été rappelé récemment lors du Congrès 2021 de la FUEN à Trieste (2). C’est pourquoi l’influence que vous avez exercé auprès du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, par le biais de votre rapport, ne saurait être interprétée, tant par les acteurs de cet enseignement que par ses nombreux soutiens et sympathisants, autrement que comme une volonté de votre part de mettre un terme à l’existence même des langues concernées, ce qui aurait ainsi pour effet de réduire la richesse du patrimoine mondial de l’humanité, puisque la diversité linguistique française en est une composante.

Comme il est rare qu’une erreur ne soit susceptible d’être réparée, j’en appelle à votre sens des responsabilités, pour que, avec la même ardeur, vous constituiez, à destination du président de la République, un nouveau dossier sur l’enseignement immersif en langue régionale qui mette en avant la nécessité d’une rapide modification de la Constitution, dans le double objectif de mettre en conformité le contenu des articles de la Constitution avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de réellement sécuriser ce type d’enseignement. Les modifications de la Constitution à apporter ne sont d’ailleurs pas nombreuses. En effet, seuls deux articles sont concernés par les langues. Il s’agit de l’article 2 et l’article 75-1. Et c’est ce dernier qui concerne les langues régionales.

– L’article 75-1, pourrait être ainsi rédigé : « La protection des langues régionales est assurée par les dispositions, mesures, lois et règlements relevant du présent article », mais pour éviter que le Conseil constitutionnel fasse prévaloir l’article 2 sur l’article 75-1 ou persiste à ignorer la portée juridique de ce dernier, après avoir curieusement statué que « cet article n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (3), l’article 2 devrait également être modifié.

– L’article 2 pourrait être modifié soit en supprimant la portion de texte ajoutée en 1992, et qui a eu pour principal effet de porter préjudice aux langues autochtones, auquel cas la mention finale proposée pour l’article 75-1 deviendrait évidemment superflue, soit en complétant l’article par une mention finale du type : « Le premier alinéa du présent article s’applique sans préjudice aux dispositions, mesures, lois et règlements relevant de l’article 75-1. »

Cette dernière modification est d’autant plus nécessaire qu’elle serait un pas vers le retour à l’État de droit par la mise en conformité du texte constitutionnel avec l’intention du législateur, puisque l’ajout de 1992 visait uniquement à défendre le français face à l’anglais dans le contexte de la ratification du traité européen de Maastricht. Cette modification permettrait également d’honorer enfin la déclaration du garde des sceaux de l’époque qui avait précédé le vote. Ce dernier, en réponse aux craintes pour les langues autochtones avait, en effet, assuré que les libertés valant pour l’Europe valaient également la France, et qu’il n’y aurait pas d’atteinte à la politique de respect de la diversité culturelle (4).

Comme vous le savez sans doute, une telle révision constitutionnelle a notamment été demandée par 143 parlementaires, signataires d’une lettre au président de la République, Emmanuel Macron (5). Elle est également soutenue par le groupe Mouvement démocrate et démocrates apparentés, comme le montre la contribution du groupe Modem à la mission Kerlogot-Euzet (6). Elle est ainsi ardemment souhaitée, à la fois par les acteurs de l’enseignement immersif en langue autochtone, par ses bénéficiaires, par ses soutiens au niveau des ONG, comme le Réseau européen pour l’égalité des langues (ELEN), des associations, des populations sur le terrain, et au niveau politique. Le Sénat y est aussi probablement favorable, puisqu’il était à l’origine de la réintégration de l’enseignement immersif en langue régionale à la loi Molac.

Il est à noter que l’enseignement immersif en langue régionale serait d’autant mieux sécurisé avec la reconnaissance des droits humains fondamentaux ayant trait aux langues. En suivant également cette voie, la France apparaitrait ainsi davantage respectueuses des normes internationales en matière de droit. Cela amène donc à préconiser le retrait des réserves de la France sur

– l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

– l’article 30 de la Convention internationale des droits de l’enfant,

ainsi que

– la signature et la ratification de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales,

– la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires,

– la signature et la ratification de la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société,

– la signature et la ratification du Protocole no 12 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit de manière générale toute forme de discrimination, y compris celles fondées sur la langue.

J’attire enfin votre attention sur le fait que l’essentiel de ces propositions font l’objet d’une demande citoyenne, par le biais de la pétition dont je suis l’auteur et qui est actuellement signée par près de 14000 personnes (7).

Intimement convaincu que vous ne pourrez rester insensible à la nécessité de protéger la diversité linguistique française, porteuse de vitalité, de partage et d’espoir d’une société plus juste, plus respectueuse et plus démocratique, et dans l’attente d’une réponse, que j’espère positive, de votre part, veuillez recevoir, madame l’inspectrice et monsieur l’inspecteur, mes respectueuses salutations.

Yann-Vadezour ar Rouz

P. S. Notes :

(1) Article « Diwan condamnée pour bonne conduite par le rapport Bernabé ? », publié sur le site Penn-bazh. [En ligne : https://penn-bazh.bzh/2021/08/30/diwan-condamnee-pour-bonne-conduite-par-le-rapport-bernarbe/ ]

(2) Article « La FUEN : un acteur essentiel et méconnu pour les nations européennes minoritaires », publié sur le site Agence Bretagne Presse. [En ligne : https://abp.bzh/la-fuen-un-acteur-essentiel-et-meconnu-pour-les-natio-53397 ]

(3) Décision du Conseil constitutionnel no 2011-130 QPC du 20 mai 2011 – Mme Cécile L. et autres [Langues régionales]. [En ligne : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2011/2011130QPC.htm ]

(4) Assemblée nationale, 9e législature. Seconde session ordinaire de 1991—1992 (27e séance). Compte rendu intégral de la 1re séance du mardi 12 mai 1992. Journal officiel de la République française, no 26 [1] du mercredi 13 mai 1992. P. 1019 à 1021. [En ligne : https://archives.assemblee-nationale.fr/9/cri/1991-1992-ordinaire2/027.pdf ]

(5) Lettre de Paul Molac, député du Morbihan et auteur de la proposition de loi, et Monique de Marco, sénatrice de la Gironde et rapporteure de la proposition de loi au Sénat, cosignée par 141 autres palementaires, dont 85 députés et 56 sénateurs. [En ligne : https://paulmolac.bzh/wp-content/uploads/2021/06/lettre-parlementaires-PR-langues-re%CC%81gionales-VDEF2.pdf ]

(6) Rapport au premier ministre : L’enseignement des langues régionales – État des lieux et perspectives après la décision du Conseil constitutionnel du 21 mai 2001, par Christophe Euzet, député de l’Hérault, et Yannick Kerlogot, député des Côtes d’Armor, juillet 2021. [En ligne : https://fr.scribd.com/document/516878727/Rapport-enseignement-des-langues-re-gionales ]

(7) Pétition « Justice pour nos langues ! ». [En ligne : https://www.mesopinions.com/petition/droits-homme/justice-nos-langues/147179 ]