Justice pour nos langues !

Lettre aux élus de Biarritz sur un changement de nom de rue

Le 3 mai 2025.

Objet : sauvegarde et promotion du patrimoine toponymique.

Madame la maire, mesdames les conseillères municipales, messieurs les conseillers municipaux,

Le 5 mai 2025, le conseil municipal sera amené à voter sur l’adoption ou non de la dénomination « rue de l’Allégresse ». Ce nom est, en effet, arrivé en tête lors de la consultation citoyenne qui s’est tenue du 18 avril 2025 au 28 avril 2025 [1].

N’ayant l’honneur ni de parler basque ou gascon, ni d’être de Biarritz, du Pays Basque ou de Gascogne, il est néanmoins de ma responsabilité de citoyen soucieux du respect du patrimoine immatériel, dans lequel s’inscrivent le patrimoine toponymique et les langues autochtones, de vous interpeler sur les recommandations existantes en matière de toponymie. En effet, les toponymes, ainsi que les langues autochtones, appartenant au patrimoine ayant internationalement été reconnu comme étant celui l’humanité, je souhaite, en tant que personne humaine détentrice de ce patrimoine indivis, voir, pour le bien commun, l’effectivité de leur sauvegarde et de leur promotion.

Plusieurs documents de référence peuvent être mis à profit pour aller dans le sens des bonnes pratiques en la matière. Ces documents vont tous dans la même direction. Les principaux d’entre eux sont les suivants, les numéros de pages indiqués correspondant aux pages auxquelles renvoient les informations rapportées ici :

La 10e Conférence des Nations unies sur la normalisation des noms géographiques a recommandé l’utilisation d’une série de critères pour « reconnaître un nom géographique méritant d’être protégé pour ses qualités patrimoniales ». Et ces critères ont été rappelés dans le document « Prévention et traitement des critiques envers des noms de lieux » de la CNT : « Les noms de lieux ont aussi une valeur patrimoniale, que le GENUNG a recommandé d’évaluer en fonction » des critères listés dans la « résolution X/3 ». Les quatre premiers de ces critères consistent en :

Ces critères sont ainsi reconnus non seulement par le Groupe d’experts des Nations unies pour les noms géographiques, mais aussi par la Commission nationale de toponymie. Et cette dernière a aussi indiqué, dans le Guide pratique à l’usage des élus : « Il est recommandé de reprendre un nom de lieu pré-existant, même sorti de l’usage, s’il correspond pour l’essentiel au lieu à dénommer. »

En outre, la commission a confirmé cette position dans le document « Prévention et traitement des critiques envers des noms de lieux ». Elle recommande notamment que les autorités compétentes pour dénommer des lieux :

Dans le cas présent, le nom de la rue à rebaptiser portait un nom qui était à la fois celui d’une auberge et d’un quartier de la ville. Or, Hector Iglesias explique que le plus ancien nom connu du quartier évoqué se trouve sous deux formes, « Harrausta », qui semble la plus répandue, et « Harausta », d’où provient l’un des deux noms de l’auberge qui s’y trouvait [7]. Mais ce nom ne peut pas être repris sous aucune de ces deux formes pour le nom de la rue, puisqu’une rue Harausta existe déjà à Biarritz, et que, dans l’une ou l’autre de ces deux formes, le nom prêterait évidemment à confusion.

Cependant, Hector Iglesias note aussi qu’un dérivé du nom « Harrausta » a perduré en basque et s’est maintenu dans les communes avoisinantes. Il se trouve alors sous la forme « Heustarre », puisque la variante « Eguastarre », avec un « g » qui « semble être épenthétique et non pas primitif », a, quant à elle, disparu de l’usage depuis plusieurs générations. Par conséquent, le nom « Heustarre » mériterait d’être protégé pour ses qualités patrimoniales. Il apparait, en effet, être le nom géographique approprié qui répond le mieux aux critères mentionnés plus haut.

Ce nom n’a pourtant pas été proposé lors de la consultation citoyenne. Il ne figure pas non plus dans la brochure de la ville de Biarritz réalisé à partir des travaux des experts chargés des recherches sur le nom du lieu [8]. Aussi, il semblerait qu’il n’ait pas été tiré profit de l’ensemble des données disponibles sur le sujet.

Par rapport au dernier nom cité, les noms ayant obtenu un résultat défavorable lors la consultation citoyenne, « Buztinlurra » (« terre argileuse » en basque) et « Lana gresa » (« lande d’argile » en gascon), comportaient un défaut. Le premier, « Buztinlurra », est un artéfact et le deuxième, « Lana gresa », n’est pas attesté, même s’il pourrait être à l’origine du nom actuel. En l’absence de preuve formelle, ce dernier demeure ainsi hypothétique. Mais ces deux propositions avaient, malgré tout, des qualités : ces noms auraient renseigné sur la nature du sol et sur l’activité humaine qui a pu se développer en lien avec elle à une certaine époque. Et ils mettent, de plus, en avant une particularité linguistique locale.

Au contraire, le nom « L’Allégresse » ne dit rien sur le lieu. Il ne renvoie à aucune réalité, qu’elle soit historique, géographique, culturelle ou autre. Et il s’agit, comme pour « Buztinlurra », d’un artéfact. Il ne possède, pour ces raisons, aucune valeur patrimoniale.

D’autre part, ce nom est graphiquement si proche du nom actuel que la commune s’expose au risque de voir quelques activistes radicaux, prêts à jouer sur la nostalgie de l’ancien nom, dégrader les panneaux en ajoutant une barre transversale entre les deux « l » du mot pour les transformer en « N ». Des insinuations de ce type ont déjà été formulées, y compris dans les commentaires d’une publication de la ville de Biarritz [9].

Il semblerait ainsi qu’il y ait eu un dysfonctionnement dans la sélection des noms retenus. La question de leurs qualités patrimoniales et celle de l’impact du choix du nom sur les risques de dégradations paraissent avoir été insuffisamment prise en compte. Dans ces conditions, il serait préférable de ne pas invoquer le résultat de la consultation citoyenne. Ce dernier inciterait même plutôt à soulever de sérieuses interrogations sur le caractère libre et éclairé du choix opéré des participants.

En effet, au vu des représentations négatives dont souffrent les langues autochtones et du dénigrement dont elles peuvent encore faire l’objet sans complexe aujourd’hui jusqu’au sommet de l’État, il n’est guère étonnant que le résultat de la consultation citoyenne soit en faveur d’un nom français. Ce résultat semble, en réalité, mettre en évidence le manque de sensibilisation de la population à la valeur du patrimoine autochtone, tant toponymique que linguistique.

Maintenant, plus que jamais, la responsabilité du nom définitif à adopter repose sur vous. Il vous appartient de faire en sorte que le vote final en conseil municipal n’aille pas à l’encontre des recommandations en matière de toponymie. Que votre vote soit pas guidé, non par des considérations de type populiste ou électoraliste, mais uniquement par les principes de sauvegarde, de préservation, de promotion et de valorisation du patrimoine toponymique et linguistique.

Dans l’espoir que les éléments qui précèdent seront pris en considération, veuillez recevoir, madame la maire, mesdames les conseillères municipales, messieurs les conseillers municipaux, mes sincères salutations.

Yann-Vadezour ar Rouz

Notes :

[1] « Consultation citoyenne : Résultats », sur le site de la mairie de Biarritz, mis à jour le 29 avril 2025. En ligne : https://www.biarritz.fr/les-actualites/actualite/consultation-citoyenne

[2] « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », sur le site de l’Unesco. En ligne : https://www.unesco.org/fr/legal-affairs/convention-safeguarding-intangible-cultural-heritage

[3] « Dixième Conférence des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques – New York, 31 juillet-9 août 2012 », sur le site des Nations unies. En ligne : https://unstats.un.org/unsd/geoinfo/UNGEGN/docs/10th-uncsgn-docs/econf/E_CONF.101_144_Report%20of%20the%2010th%20UNCSGN_f.pdf

[4] « Résolutions adoptées par les onze conférences des Nations unies sur la normalisation des noms géographiques – 1967, 1972, 1977, 1982, 1987, 1992, 1998, 2002, 2007, 2012, 2017 », par le Groupe d’experts des Nations unies pour les noms géographiques, sur le site des Nations unies. En ligne : https://unstats.un.org/unsd/ungegn/documents/RES_UN_F_updated_1-11_CONF.pdf

[5] « Décider du nom d’un lieu : Guide pratique à l’usage des élus – 2021, par la Commission nationale de toponymie », par la Commission nationale de toponymie », sur le site du Conseil national de l’information géolocalisée. En ligne : https://cnig.gouv.fr/IMG/pdf/decider_du_nom_dun_lieu_01-2021.pdf

[6] « Prévention et traitement des critiques envers des noms de lieux, par la Commission nationale de toponymie », sur le site du Conseil national de l’information géolocalisée. En ligne : https://cnig.gouv.fr/IMG/pdf/cnt-recommandation-noms-critiquables.pdf

[7] Hector Iglesias, « À propos de quelques noms de lieux d’Anglet et de Biarritz », Revue d'études basques, no 2, 1997, p. 1–21. En ligne : https://journals.openedition.org/lapurdum/1770

[8] « Quartier de la Négresse – Histoire & avenir d’un nom / Izen baten historia & etorkizuna », sur le site de la mairie de Biarritz, 2025. En ligne : https://www.biarritz.fr/fileadmin/mediatheque/PDF/brochurenegresse-BAT-sanstraitdecoupe.pdf

[9] « | QUARTIER - AUZOAK | Dénomination de la rue de “La Négresse : les Biarrots choisissent “l’Allégresse” » par Ville de Biarritz, Facebook, 29 avril 2025, 19 h 03. En ligne : https://www.facebook.com/ville2biarritz/posts/1133246785498500