Scène de glottophobie ordinaire sur TF1 lors du passage
à « The Voice » du chanteur Cédrik
Il arrive occasionnellement, dans l’émission « The Voice », qu’un candidat chante dans une langue autochtone. Le chanteur Cédrik a ainsi effectué sa prestation en provençal. Mais plusieurs réactions des juges ont illustré combien la perception négative des langues autochtones reste socialement prégnante et persistante.
Dans l’émission « The Voice » du 22 mars 2025, diffusée sur TF1, le chanteur Cédrik a interprété « La mamma », traduction en provençal d’une chanson de Charles Aznavour2. Mais, comme il l’explique, le motif du choix de la langue, qui aurait pourtant pu rappeler utilement que nombre de territoires ont une langue propre, n’a pas été diffusé : « Pour ce qui est de la sonorité provençale l’émission [a] éclipsé le story telling. Aznavour a vécu ses derniers jours près de St Rémy de Provence. »
Au cours de l’émission, les réactions ont révélé un mélange de glottophobie, d’ignorance et de préjugés. Vers le début de la chanson, une des juges, dont le visage laissait percevoir quelques signes d’agacement, est apparue encore moins au fait de la réalité linguistique du pays que son voisin. Question : « C’est français ? » Réponse : « C’est un patois, hein ? » Les deux juges se sont ainsi montrés loin d’être au clair avec ce que sont les langues autochtones et avec la manière de les considérer avec dignité.
À la fin de la prestation, l’analyse glotto-musicale s’est avérée d’une inconsistance déconcertante : « En fait, je pense que cette langue amène des notes un peu serrées. On est toujours sur des « é », sur des « i », sur des choses comme ça. Et, en fait, ça ne nous emmène pas avec suffisamment de diversité. Mais c’est vraiment bien exécuté, quoi. Je ne pense pas qu’on puisse chanter ce que vous avez chanté avec cette langue là autrement. » Si une étude comparative du pourcentage d’apparition des différentes voyelles entre la version en provençal et la version originale de la chanson était menée, elle aurait certainement de quoi surprendre le juge. Michel Feltin-Palas note, pour sa part, qu’« il est établi que le français prononcé avec l’accent standard (le sien) connaît le plus faible ambitus (écart entre la note la plus grave et la note la plus aigüe). »2
Le sentiment d’étrangeté alors manifesté semble surtout avoir révélé la faiblesse du contact du juge, pourtant chanteur lui aussi, avec la création en langues autochtones. Dans un pays qui compte plus de 75 langues, cela peut sembler paradoxal. Mais, le monolinguisme ayant été érigé en dogme républicain, ayant été institutionnalisé et étant devenu une affaire d’État, le service public télévisuel et radiophonique joue toujours un rôle dans l’effacement des langues et des cultures autochtones, et entretient, bien souvent, un climat oscillant entre dédain, mépris et franche hostilité envers elles. De cette manière, son action participe à l’assimilation linguistique et culturelle des populations, ce qui constitue pourtant une violation du droit international3.
Le chanteur ne s’est pas offusqué du commentaire. Une explication possible serait qu’il a intégré lui-même l’infériorisation du provençal. Du moins, c’est ce que ses propos ultérieurs laissent à penser : « Je suis issu de la variété pop et là j’ai joué le jeu du provençal car la production recherchait ça. Mais ça limite forcément l’interprétation ». L’hypothèse selon laquelle une langue autre que le français et l’anglais, qui apparaissent comme les standards de cette émission, ouvre, au contraire, d’autres horizons interprétatifs, même s’ils n’entrent pas nécessairement dans le carcan qui y est imposé plus ou moins tacitement, gagnerait à être sérieusement envisagée.
Mais, puisqu’il s’agit d’analyse musicale, la musicologie permet, depuis bien des années, d’apporter un éclairage sur la réception des œuvres musicales. Dans l’ouvrage Éléments de philologie musicale de Jacques Chailley, paru en 1985, les chapitres traitant d’« intelligence musicale », d’« expression dans la musique » et d’« organisation des sons dans l’espace », fournissent, en effet, d’intéressantes clés de compréhension4(a).
Si l’auteur traite du langage musical, mais bien peu du chant, et moins encore des langues, certains phénomènes décrits s’appliquent néanmoins aussi à elles et d’autres offrent des éléments d’analogie pertinents. Il est notamment abordé la notion d’accoutumance, dont il peut être déduit un effet sur le rejet ou l’admission des caractéristiques propres aux langues par un sujet n’en ayant aucune maitrise, dans la mesure où « une syntaxe, tout comme un langage ou un mode d’expression nouveau, après avoir surpris […], s’incruste s’il est admis, et dès lors perd l’impact de la nouveauté. […] Tout cela est bien connu sur le plan esthétique. »4(b)
Il y aurait, en définitive, de réels avantages à sortir de la logique de l’entre-soi francophone et du repli sur soi culturel qui est son corollaire, et à mettre fin à la situation de diglossie mortifère qui condamne les langues autochtones, en leur offrant notamment l’espace dans la vie publique nécessaire à leur plein épanouissement. Au-delà d’une question d’ouverture vers de nouvelles expressions musicales, il s’agit aussi là de lutte contre la glottophobie, qui se trouve renforcée par un système qui non seulement invisibilise les langues autochtones, mais surtout les rend inaudibles. Et les quotas radiophoniques revendiqués depuis des années, dont les médias se sont fait l’écho à plusieurs reprises5, constitueraient, pour les mêmes raisons, une mesure hautement salutaire.
Notes :
- « Charles Aznavour - La mama - Cédrik | The Voice 2025 | Auditions à l’aveugle », par The Voice : la plus belle voix, Youtube, 24 mars 2025.
- « Quand « The Voice » et Florent Pagny versent dans la glottophobie », par Michel Feltin-Palas, Facebook, 8 avril 2025, 14 h 31.
- « Le droit de ne pas subir d’assimilation forcée », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 2 juin 2022, modifié le 16 juin 2022.
- Chailley, Jacques : 1985. Éléments de philologie musicale. Paris : Alphonse Leduc. a. Chapitre 1, p. 8-10 ; chapitre 2, p. 11-15 ; chapitre 5, p. 42-48. b. P. 48
- « Le traitement des langues autochtones dans le domaine de l’audiovisuel », Justice pour nos langues !.