L’interdiction de l’usage du corse à l’Assemblée de Corse
et au Conseil exécutif de Corse confirmée par le Conseil d’État
Le tribunal administratif de Bastia et la cour administrative d’appel de Marseille avaient interdit l’usage du corse à l’Assemblée de Corse et au Conseil exécutif de Corse. Le 5 juin 2025, le Conseil d’État a confirmé, sans grande surprise, cette interdiction. Mais pour ce qui est du respect du droit, le compte n’y est toujours pas, l’idéologie prime toujours.
L’Assemblée de Corse et le Conseil exécutif de Corse ont adopté dans leur règlement intérieur, respectivement le 16 décembre 2021 et le 8 février 2022, une disposition autorisant leurs membres à s’exprimer en corse. Le dernier alinéa de l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse énonce que « les langues des débats de l’Assemblée de Corse sont le corse et le français », et l’article 16 du règlement intérieur du Conseil exécutif de Corse : « Les membres du Conseil exécutif de Corse et les agents du Secrétariat général du Conseil exécutif utilisent les langues corse et française dans leurs échanges oraux, électroniques, et dans les actes résultant de leurs travaux ».
Ayant reçu une réponse négative à sa demande d’annulation de ces décisions du 15 avril 2002, le préfet a porté l’affaire devant la justice le 15 juin 2022. Le jugement du tribunal administratif de Bastia du 9 mars 2023, puis l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille du 19 novembre 2024 ont tous deux donné raison au préfet1. La Collectivité de Corse a alors saisi le Conseil d’État, le 20 janvier 2025, et lui a aussi transmis, par un mémoire enregistré le 19 mars 2025, une question prioritaire de constitutionnalité. Enfin, le 15 juin 2025, le Conseil d’État a rendu son arrêt2.
La question prioritaire de constitutionnalité
La question prioritaire de constitutionnalité portait sur la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de l’article L. 4422-13 du Code général des collectivités territoriales3. Mais le Conseil d’État ne fait pas suite à cette demande : « Il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la collectivité de Corse. »
Le Conseil d’État s’en explique : « Cet article, qui se borne à prévoir la compétence de l’Assemblée de Corse pour fixer les modalités de son fonctionnement en établissant un règlement intérieur, n’a ni pour objet ni pour effet de déterminer la langue susceptible d’y être utilisée. Dès lors, la collectivité de Corse ne peut utilement soutenir que les dispositions de cet article seraient, en ce qu’elles imposeraient l’usage du français, contraires aux droits et libertés garantis par la Constitution. » L’explication est limpide et la démonstration convaincante.
Cependant, le Conseil d’État ne s’en tient pas là. Il ajoute un second argument qui, parfaitement accessoire pour la question prioritaire de constitutionnalité, ne sert, à ce stade, qu’à affirmer avec force la suprématie du français : « Au demeurant, aux termes du premier alinéa de l’article 2 de la Constitution : “ La langue de la République est le français ”. Si la libre communication des pensées et des opinions proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés, par lui, les mieux appropriés à l’expression de sa pensée, il résulte des dispositions de l’article 2 de la Constitution, telles qu’interprétées par le Conseil constitutionnel, notamment par ses décisions no 99-412 DC du 15 juin 1999 et no 2021-818 DC du 21 mai 2021, que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes morales de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public et que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec l’administration et les services publics, d’un droit d’usage d’une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage. »
Cette dernière explication est très discutable, mais le premier argument apporté suffit à rejeter la question prioritaire de constitutionnalité. La première conclusion est donc parfaitement compréhensible : « Il résulte de tout ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la collectivité de Corse, qui n’est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux au sens et pour l’application de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958. »
Le pourvoi
Au-delà de ce qui relève de la question prioritaire de constitutionnalité, la Collectivité de Corse invoque aussi les implications de l’article 2 de la Constitution pour soutenir sa requête : « Pour demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque, la collectivité de Corse soutient que la cour administrative d’appel de Marseille l’a entaché d’erreur de droit en jugeant que l’article 1er du règlement intérieur de l’Assemblée de Corse et l’article 16 du règlement intérieur du conseil exécutif de Corse méconnaissent l’article 2 de la Constitution. » Mais l’argumentation précédente du Conseil d’État l’amène à débouter la Collectivité de Corse : « Ces moyens ne sont pas de nature à permettre l’admission du pourvoi. »
Cette sentence est expéditive, les indications apportées sur l’article 2 de la Constitution étant loin d’être aussi claires et convaincantes que celles sur l’article L. 4422-13 du Code général des collectivités territoriales. Le développement est même à la fois approximatif, lacunaire et incohérent.
Il est approximatif, parce que le Conseil constitutionnel est même plus restrictif. Il parle, en effet, seulement de personnes de droit privé et non de personnes morales de droit privé. Si ce point particulier ne contredit nullement le raisonnement, il montre soit que le Conseil d’État tente, sans le dire, d’atténuer une assertion du Conseil constitutionnel qu’il sait aller trop loin, soit que, ayant quelque peu rédigé son arrêt avec empressement, il a fait preuve de négligence. Dans cette dernière éventualité, il se pourrait donc que son manque de rigueur trahisse une certaine aversion pour les droits des locuteurs de langues autochtones.
Il est lacunaire, parce que cet extrait n’explique pas pourquoi l’article 2 de la Constitution aurait nécessairement préséance sur la liberté d’expression. Or, plusieurs éléments montrent que cette affirmation peut sérieusement être mise en doute.
La disposition faisant du français la langue de la République a été votée avec l’assurance qu’elle ne serait pas utilisée contre les langues autochtones. Le garde des sceaux de l’époque avait, en effet, assuré avant le vote que « ce qui vaut pour l’Europe vaut également pour la nation » et « qu’aucune atteinte ne sera portée à la politique de respect de la diversité de nos cultures régionales qui est un élément essentiel du patrimoine national »4. De plus, le constituant a choisi de placer cette disposition dans un article de la Constitution qui se trouve traiter des symboles de la République. Rien ne destinait donc cet article à provoquer une quelconque atteinte à la liberté de s’exprimer en langue autochtone.
Au contraire, le Conseil constitutionnel a clairement exprimé que la portée de la disposition constitutionnelle concernant le français ne devait pas porter atteinte de la liberté d’expression dans les domaines qu’il traitait dans une de ses décisions. Il a, en effet, considéré « que son application ne doit pas conduire à méconnaître l’importance que revêt, en matière d’enseignement, de recherche et de communication audiovisuelle, la liberté d’expression et de communication »5. Mais rien ne peut laisser préjuger que ces domaines seraient limitatifs. Il existe d’ailleurs des pratiques publiques allant au-delà, notamment pour ce qui est du traitement des contestations de contraventions envoyées dans une langue autre que le français par des citoyens de pays où le français n’est pas langue officielle.
Le Conseil constitutionnel reconnait d’ailleurs le caractère primordial de la liberté d’expression et de communication. Il soutient, en effet, que « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés »6. De même, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui a aussi valeur constitutionnelle, proclame, à son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »7. Et assimiler l’expression en langue autochtone à un abus de liberté constitue une dérive à la fois totalitaire dans l’esprit et discriminatoire vis-à-vis des citoyens de langue maternelle autochtone.
Certes, le Conseil constitutionnel a tiré de l’article 2 de la Constitution la déduction abusive citée précédemment, à l’erreur de formulation près signalée plus haut. Cependant, cela s’avère sans rapport avec les conséquences qu’en tire le Conseil d’État. Les personnes travaillant à l’Assemblée de Corse et au Conseil exécutif de Corse ne sont ni des personnes morales, car ce sont des personnes physiques, ni des personnes exerçant dans une mission de service public, car l’Assemblée de Corse et le Conseil exécutif de Corse sont des institutions publiques et non des services publics. Il y avait donc d’autant moins lieu de leur interdire de s’exprimer en corse que les règlements ne permettent pas de contrevenir à la loi, hiérarchie des normes oblige, que la bonne compréhension des interventions nécessaire au débat démocratique est assurée par le biais d’un système de traductions, et que les écrits correspondant aux délibérations de l’Assemblée de Corse et aux arrêtés du Conseil exécutifs de Corse, qui sont ceux des personnes morales de droit public, sont rédigés en français.
Pourtant, le Conseil d’État, sans démonstration probante, statue : « Par suite, la collectivité de Corse n’est, en tout état de cause, pas fondée à soutenir que l’obligation d’utiliser le français dans les travaux et les décisions de l’assemblée délibérante d’une collectivité publique, qui découle directement de l’article 2 de la Constitution, contreviendrait aux autres droits et libertés garantis par celle-ci, qu’il s’agisse du droit à la vie privée, de la liberté d’expression ou du principe de libre-administration des collectivités territoriales. » Mais cette affirmation ressemble, en réalité, plus à une position de principe qu’à une déduction provenant d’un raisonnement juridique rigoureux.
Enfin, le Conseil d’État est incohérent, car ses propos s’accordent mal avec sa propre jurisprudence. Plusieurs arrêts montrent, en effet, que le Conseil d’État valide l’adoption de textes sans y soulever aucune inconstitutionnalité lorsqu’une langue autre que le français est utilisée. C’est notamment le cas des arrêts du 16 octobre 20138 et du 11 février 20229 dans lesquels il a jugé qu’il n’y avait pas eu d’entrave à « l’exercice du contrôle de légalité » des textes adoptés, ni de privation « des garanties d’accès et de compréhension indispensables au débat démocratique », malgré les interventions en langue autochtones soulevées.
Cependant, de toute évidence, l’objectif n’est pas tant ici le respect du droit que la négation du droit à l’usage des langues autochtones dans l’espace public. Aussi, il n’est guère étonnant que le Conseil d’État ne prenne pas la peine de mentionner la possibilité des traductions présente dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le considérant 8 de sa décision du 15 juin 19995 et le considérant 5 de sa décision du 28 septembre 200610 précisant que « l’article 2 de la Constitution n’interdit pas l’utilisation de traductions ».
Et il est encore moins surprenant que le Conseil d’État cautionne la jurisprudence allant à l’encontre des langues autochtones, y compris lorsque cette jurisprudence invalide un article de la Constitution au mépris du droit : « La collectivité requérante ne peut par ailleurs utilement invoquer, à l’appui de sa question prioritaire de constitutionnalité, les dispositions de l’article 75-1 de la Constitution, dès lors que ce dernier article n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit. » Le Conseil d’État s’accommode donc d’un grand paradoxe du droit français, puisque, pour lui comme pour le Conseil constitutionnel, l’appartenance des langues autochtones, dites « régionales », au patrimoine de la France inscrite dans la Constitution ne leur confère aucune protection11.
Le Conseil d’État ne s’est même pas préoccupé du fait que sa décision exclut la possibilité de s’exprimer en langue des signes, en dépit du sérieux problème démocratique que cela pose. Une atteinte aussi disproportionnée à la liberté d’expression et de communication soulève, auprès des observateurs des Nations unies, de vives inquiétudes, qui s’ajoutent à celles concernant le caractère discriminatoire de la différence de traitement en France entre l’anglais et les langues autochtones12.
Conclusion
Ainsi, le Conseil d’État n’a ni opté pour une évolution de sa jurisprudence permettant une plus juste intégration des langues autochtones, ni conditionné l’usage du corse au sein de l’Assemblée de Corse et du Conseil exécutif de Corse au respect de certaines modalités. Il s’est contenté, une fois de plus, de rendre une décision politique restreignant la place d’une langue autochtone dans les institutions publiques.
Cela n’envisage rien de bon pour l’affaire de l’usage du catalan dans les conseils municipaux, même si les règlements des conseils municipaux des communes concernées obligent systématiquement, pour leur part, à accompagner les interventions en catalan d’une traduction en français. Mais, de toute évidence, l’arrêt du Conseil d’État incitera surtout les nationalistes corses à être particulièrement intransigeants et vigilants sur les garanties linguistiques dans leurs négociations avec l’État sur l’autonomie de la Corse.
Peu soucieux des conséquences de sa décision, le Conseil d’État apparait, au final, assumer un rôle politique de censeur dans les affaires de ce type relatives aux langues autochtones, et aller dans le sens de l’assimilation forcée, pourtant contraire au droit international13. Il n’entend, en l’occurrence, ni répondre à l’aspiration citoyenne existante, ni à accompagner l’évolution sociale en cours, ni aller dans le sens de la préservation de la diversité linguistique, qui est pourtant une nécessité démocratique.
Notes :
- « Confirmation en appel de l’interdiction du corse à l’Assemblée de Corse et au Conseil exécutif de Corse jugée en première instance », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues, 14 décembre 2024, modifié le 16 juin 2025.
- Conseil d’État – 3e et 8e chambres réunies, 5 juin 2025 / no 500720, sur le site du Conseil d’État.
- « Code général des collectivités territoriales – Article L4422-13 », sur le site Légifrance.
- « Assemblée nationale, 9e législature : 1992. Seconde session ordinaire de 1991—1992 (27e séance). Compte rendu intégral de la 1re séance du mardi 12 mai 1992 », Journal officiel de la République française, no 26 [1] du mercredi 13 mai 1992. Pages 1019-1021.
- « Décision no 99-412 DC du 15 juin 1999 – Charte européenne des langues régionales ou minoritaires », sur le site du Conseil constitutionnel.
- « Décision no 2018-773 DC du 20 décembre 2018 – Loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information », sur le site du Conseil constitutionnel.
- « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 », sur le site Légifrance.
- « Conseil d’État, 10ème et 9ème sous-sections réunies, 16/10/2013, 365141, Inédit au recueil Lebon », sur le site Légifrance. Alinéa 6.
- « Conseil d’État, 10ème chambre, 11/02/2022, 456823, Inédit au recueil Lebon », sur le site Légifrance. Alinéa 16.
- « Décision no 2006-541 DC du 28 septembre 2006 – Accord sur l’application de l’article 65 de la convention sur la délivrance de brevets européens (Accord de Londres) », sur le site du Conseil constitutionnel.
- « Le droit à la protection des langues autochtones », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 29 juillet 2023, modifié le 27 décembre 2024.
- « Le point de vue d’un expert de l’Onu en Corse sur l’état des droits linguistiques en France », Justice pour nos langues !, 30 juin 2023, modifié le 3 décembre 2024.
- « Le droit de ne pas subir d’assimilation forcée », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 2 juin 2022, modifié le 16 juin 2022.