Justice pour nos langues !

Cinq communes poursuivies par l’État
pour une mesure de promotion du catalan

L’État entend bien exclure les langues autochtones de la sphère publique, même si cela devait les condamner à disparaitre purement et simplement. Pour ce faire, cinq communes ont été assignées devant le tribunal administratif de Montpellier pour avoir autorisé l’usage du catalan dans les conseils municipaux.

Le 21 avril 2022, le conseil municipal de commune d’Elne modifiait l’article 19 de son règlement intérieur, afin d’y autoriser l’usage du catalan, dès lors qu’une traduction est effectuée en français. La disposition était ainsi rédigée : « Le rapporteur pourra présenter la délibération en langue catalane mais il devra toujours l’accompagner de la traduction en français. De même, les interventions des conseillers municipaux pourront se faire en langue catalane, mais elles devront toujours être accompagnées de la traduction en français. »

Dès le lendemain, la décision du conseil municipal a été reçue en préfecture. Puis, le 21 juin 2022, le préfet, estimant que la disposition était illégale, a sommé la commune de la retirer. Mais cette dernière, ne voyant pas de contradiction avec la législation en vigueur, lui a retourné un courrier de refus le 27 juillet 2022. Visiblement bien déterminé à empêcher les élus de s’exprimer dans la langue autochtone, le préfet a accentué la pression en saisissant le tribunal administratif de Montpellier le 20 septembre 2022.

L’exemple de la commune d’Elne avait tout d’abord été suivi par une quinzaine d’autres communes catalanes du département, mais la plupart d’entre elles avaient cédé suite au courrier envoyé par le préfet1. Ce sont ainsi les communes d’Elne, de Port-Vendres, de Tarerach et d’Amélie-les-Bains qui ont été poursuivies, dont la dernière, contrairement aux autres, a décidé de se défendre seule. Par la suite, à l’ouverture de l’audience du 18 avril 2023, la commune de Saint-André figurait également sur la requête du préfet2.

Le point de vue du préfet

Dans sa « requête en annulation pour excès de pouvoir », le préfet considère que « le français est l’unique langue officielle de la République, à l’exclusion de toutes les autres. » Il développe très largement cet argument en parcourant les divers champs du droit : constitutionnel, législatif, textes internationaux, jurisprudences constitutionnelle et administrative, ces dernières étant celles du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, de la cour administrative d’appel de Marseille et du tribunal administratif de Pau.

Pour ce qui est des textes juridiques, il invoque deux premiers articles de la Constitution, en vertu desquels « la France est une République indivisible » et « la langue de la République est le français »3. Il cite également le premier article de la loi no 94-665 du 4 août 1994, dite loi Toubon4, qui énonce : « Langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. » Et qui poursuit en stipulant : « Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics. » Il mentionne enfin l’ordonnance du 25 août 1539, dite de Villers-Cotterêts5.

En seconde partie, il soutient que la décision de la commune d’Elne méconnaitrait les articles L. 2121-13, L. 2121-18 et L. 2121-19 du code général des collectivités territoriales6. Pour cela, il livre le jugement du tribunal administratif de Bastia no 0900624 du 23 avril 2010, qui indique, dans sa pièce-jointe no 6, « qu’en imposant l’utilisation d’une langue autre que le français, la délibération attaquée a été prise en méconnaissance des dispositions précitées du code général des collectivités territoriales ».

Selon le préfet, « aucune garantie ne peut être apportée » quant au « caractère fidèle et intelligible » de la traduction. Aussi, « permettre à certains conseillers de s’exprimer en catalan pourrait nuire au respect du droit à une information claire et complète et ainsi au caractère contradictoire des débats ». Et « il y aurait également un manque certain de spontanéité dans les débats du fait des contraintes liées à la traduction. »

Pour finir, il se base sur la réponse à la question no 40940, du député de la Seine-Saint-Denis, Éric Raoult, publiée au Journal officiel du 21 septembre 2004. Le ministre de l’Intérieur avait alors déclaré : « Traditionnellement, une séance du conseil municipal se veut un lieu de débat républicain et citoyen dans la meilleure acception des termes et rien ne saurait en venir troubler le déroulement. Par essence publics, les débats exigent calme et sérénité. »7

Une vision partielle et rétrograde

Pour le représentant de l’État, les langues autochtones apparaissent ainsi comme une menace à l’indivisibilité de la République. Elles seraient donc nécessairement source de division. Mais cet argument, de nature idéologique, ne repose sur aucune base fiable. Il est d’ailleurs aux antipodes des connaissances établies, que s’appliquent pourtant à relayer, tant bien que mal, les instances internationales. Car pour l’OSCE et pour l’Onu, ce sont bien les manquements au respect des droits des minorités qui sont à l’origine de la plupart des situations conflictuelles dans le monde. Le nationalisme d’État intervertit, en la matière, les rôles du bourreau et de la victime.

À l’inverse, le voisin Suisse ne tombe pas dans ce travers. Le plurilinguisme y est officiellement reconnu comme facteur de cohésion, tant et si bien qu’il pourrait faire figure de modèle, ou, tout au moins, source d’inspiration. La déléguée fédérale au plurilinguisme Nicoletta Mariolini affirme très clairement : « L’administration fédérale nourrit les racines de la cohésion nationale en investissant dans le capital linguistique de son personnel et en valorisant celui de toutes les entités territoriales. »8 Aussi, l’apparente évidence de l’argument idéologique sur lequel se base le préfet trouve là une flagrante contradiction.

Par ailleurs, l’usage d’une langue par des élus ou sein d’une administration ou de services publics ne lui confère absolument pas un statut d’officialité. Si la France ne fait pas preuve d’une grande originalité en ayant officialisé une langue, elle fait, par contre, figure d’exception au sein des régimes démocratiques en voulant imposer son usage exclusif. Il suffit de regarder la diversité des pratiques dans le monde pour se convaincre que l’officialité n’implique nullement une pratique exclusive.

La jurisprudence constitutionnelle elle-même ne fait pas une lecture aussi restrictive des principes fondamentaux de la République. Le Conseil constitutionnel a, en effet, notifié, au considérant 8 de sa décision no 99-412 DC du 15 juin 19999 et au considérant 5 de sa décision no 2006-541 DC du 28 septembre 200610, que « l’article 2 de la Constitution n’interdit pas l’utilisation de traductions ».

Et la jurisprudence du Conseil d’État n’est pas non plus entièrement hermétique à l’usage des langues autres que le français. En 2022, cet organe a jugé qu’un tel usage, dans la mesure où il « n’a pas eu pour conséquence d’entraver l’exercice du contrôle de légalité du texte ainsi adopté ou de priver toute personne, y compris les membres de l’assemblée, des garanties d’accès et de compréhension indispensables au débat démocratique, n’a pas entaché la procédure d’adoption de la “ loi de pays ” attaquée d’une irrégularité de nature à en affecter la légalité »11.

C’est seulement lorsqu’il a considéré que l’usage exclusif d’une telle langue posait un problème démocratique qu’il a jugé illégale la procédure d’adoption de la « loi du pays » de la séance du 30 novembre 2006 de la 10e session budgétaire de l’assemblée de la Polynésie française, car « au cours de cette séance, le vice-président de la Polynésie française, également ministre des finances de la Polynésie française, a présenté le projet de loi du pays et répondu aux questions des représentants exclusivement en tahitien, et s’est refusé à s’exprimer en français, contrairement à la demande de plusieurs représentants qui alléguaient leur incompréhension du tahitien »12.

Cette jurisprudence se retrouve en 2013. Plusieurs orateurs s’étant exprimés en tahitien, l’illégalité n’a été jugée que parce qu’il avait été estimé que cela avait eu pour « conséquence d’entraver l’exercice du contrôle de légalité des textes ainsi adoptés, d’empêcher les tiers de prendre connaissance des motifs de leur adoption et de leur portée exacte, et de priver toute personne, y compris les membres de l’assemblée, des garanties d’accès et de compréhension indispensables au débat démocratique »13.

Concernant la loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, le préfet omet de prendre en compte son article 21, qui précise : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur. »4 Or, comment définir ce qui a été mis en place par la commune d’Elne autrement que comme une action publique en faveur d’une telle langue ?

En outre, cet article 21 ainsi rédigé résulte de la modification introduite par la loi no 2021-641 du 21 mai 202114. Étant ultérieur à tous les jugements administratifs rapportés par le préfet, il est de nature à imposer de reconsidérer leurs effets jurisprudentiels.

Enfin, il n’apparait pas clairement en quoi le simple usage d’une langue autochtone, alors même que les propos sont traduits, suffirait à troubler le déroulement d’une séance d’un conseil municipal. Ni en quoi il nuirait au caractère républicain ou citoyen du débat. Ni encore en quoi il contreviendrait au calme et à la sérénité de débats publics. À moins, évidemment, de postuler l’existence d’une violente hostilité envers cette langue, qui n’a évidemment pas lieu d’être. Sans doute n’est-il malheureusement pas superflu de rappeler que la loi a davantage pour vocation de normaliser les attitudes de respect, que de préserver les préjugés, l’obscurantisme ou l’intolérance linguistique.

Quant à l’argument de la spontanéité des débats, il serait intéressant s’il était aussi pris en compte lorsqu’un élu se trouve dans l’impossibilité de réagir dans sa langue maternelle, notamment lorsqu’il s’agit d’une langue autochtone, ce dont la République ne s’est jamais préoccupé. Aussi, cette considération à un seul sens relève, ni plus ni moins, d’un nationalisme linguistique de mauvais aloi, et, plus précisément, d’un impérialisme linguistique.

Au demeurant, le calme et la sérénité des débats sont de mise à l’international, et la France s’accommode très bien des traductions qui y sont effectuées. Personne ne vient y postuler des manquements. Les traductions n’y troublent rien ni personne, et ne portent aucunement atteinte à la démocratie. Elles constituent, au contraire, la condition même de l’expression démocratique.

Refus de la demande de question prioritaire de constitutionnalité

Dans son mémoire du 9 février 2023, la commune de Port-Vendres a demandé au tribunal administratif de Montpellier de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État. La question était ainsi formulée : « Les articles 110 et 111 de l’ordonnance du 25 août 1539 sur le fait de la justice, dite « ordonnance de Villers-Cotterêts » sont-ils contraires à la Constitution en ce qu’ils portent atteinte à la liberté d’expression, énoncée par l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et au principe selon lequel les langues régionales font partie du patrimoine de la France, consacré par l’article 75-1 de la Constitution ? »

Le tribunal administratif de Montpellier, par une ordonnance du 21 février 2023, a statué, au regard de l’article 2 et de l’article 75-1 de la Constitution3, que les arguments soulevés « sont dépourvus de caractère sérieux ». Il en a conclu qu’« il n’y a pas lieu de transmettre au Conseil d’État la question prioritaire de constitutionnalité ».

Il s’avère que ce refus ne peut faire l’objet d’aucun recours. Néanmoins, selon l’avocat des communes, Me Pons-Serradeil, il pourrait être contesté dans l’éventualité où il serait fait appel de la décision à venir du tribunal administratif de Montpellier, car il ne revenait pas au juge d’effectuer un contrôle de constitutionnalité.

Suites à venir

Lors de l’audience du 18 avril 2023, le rapporteur public a suivi le raisonnement et les conclusion du préfet, mais il faudra attendre le 9 mai 2023 pour que le tribunal administratif de Montpellier rende sa décision2. En cas de défaite des communes, et d’épuisement des recours, l’affaire pourrait être portée devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le Syndicat intercommunal pour la promotion de l’occitan et du catalan (Sioccat), réunissant 130 communes dans le département des Pyrénées-Orientales, a fait savoir qu’il soutient les communes dans cette affaire.

Notes :

  1. « Langues régionales : Trois communes, dont Elne, au tribunal pour des délibérations en catalan ! », par Olivier Schlama, Dis-leur !, 13 avril 2023.
  2. « Langue catalane au conseil municipal : Saint-André rejoint à la dernière minute les quatre autres communes assignées par le préfet des Pyrénées-Orientales », par Laure Moysset, L’Indépendant, 18 avril 2023, 13 h 01, mis à jour à 19 h 36.
  3. Constitution du 4 octobre 1958, sur le site Légifrance.
  4. Loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, sur le site Légifrance.
  5. Ordonnance du 25 août 1539 sur le fait de la justice (dite ordonnance de Villers-Cotterêts), sur le site Légifrance.
  6. Code général des collectivités territoriales – Articles L2121-7 à L2121-28, sur le site Légifrance.
  7. 12ème législature – Question no 40940 de M. Raoult Éric ( Union pour un Mouvement Populaire - Seine-Saint-Denis ), sur le site Assemblée nationale.
  8. « “Nicoletta Mariolini: L’administration fédérale nourrit les racines de la cohésion nationale en investissant dans le capital linguistique de son personnel et en valorisant celui de toutes les entités territoriales.” », sur le site Déléguée fédérale au plurilinguisme du gouvernement suisse.
  9. Décision no 99-412 DC du 15 juin 1999 – Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, par le Conseil constitutionnel.
  10. Décision no 2006-541 DC du 28 septembre 2006 – Accord sur l’application de l’article 65 de la convention sur la délivrance de brevets européens (Accord de Londres), par le Conseil constitutionnel.
  11. Conseil d’État, 10ème chambre, 11/02/2022, 456823, Inédit au recueil Lebon (alinéa 16), sur le site Légifrance.
  12. Conseil d’État, 10ème et 9ème sous-sections réunies, 22/02/2007, 299649, Publié au recueil Lebon, sur le site Légifrance.
  13. Conseil d’État, 10ème et 9ème sous-sections réunies, 13/06/2013, 361767 (alinéa 5), sur le site Légifrance.
  14. Loi no 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion (1) – Article 3, sur le site Légifrance.