Justice pour nos langues !

La suspension de l’exécution de l’acte
portant reconnaissance de la langue créole
comme langue officielle
par la cour administrative d’appel de Bordeaux

La cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé la décision du tribunal administratif de la Martinique, et suspendu l’article 1er de la délibération concernant la reconnaissance de l’officialité du créole. Les conclusions opposées des deux tribunaux proviennent de la réponse apportée sur le caractère normatif ou non de cet article 1er. Si cette question laisse encore un dernier espace de discussion, quelques autres éléments de l’ordonnance tiennent de pratiques juridiques surprenantes.

Le préfet de la Martinique a déposé un recours auprès du tribunal administratif, contre l’article 1er d’une délibération de l’Assemblée de Martinique, qui énonce que « l’Assemblée de Martinique reconnaît la langue créole comme langue officielle, au même titre que le français ». Souhaitant une suspension de cet article dans l’attente d’un jugement de fond, le préfet a également saisi le juge des référés. Mais ce dernier a rejeté la requête qui lui était soumise1.

Le préfet a ensuite fait appel de cette décision. Et il a obtenu son annulation. Dans son ordonnance du 21 novembre 2023, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Bordeaux a, en effet, fait état d’un « doute sérieux quant à la légalité de cette disposition » et a suspendu l’article, donnant raison au préfet2. Mais pour en arriver à des conclusions opposées, les deux tribunaux n’ont pas considéré l’article 1er de la délibération de la même manière.

Une question centrale de normativité

Alors que, pour le tribunal administratif de la Martinique, l’article 1er de la délibération consistait en une mesure préparatoire à la proposition de loi annoncée à l’article 3, et n’était, par conséquent, susceptible d’aucun recours, la cour administrative d’appel a, au contraire, estimé que cet article était autonomisable, ce qui rouvre la possibilité du contrôle de légalité. Elle explique son raisonnement ainsi : « Le juge des référés retient que l’article 1er de la délibération reconnaissant le créole comme langue officielle de la Martinique au même titre que le français se présente en la forme d’une disposition immédiatement applicable qui n’est pas conditionnée à une éventuelle suite favorable donnée à une proposition transmise au Premier ministre et aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il estime, ainsi, que l’article 1er de la délibération n’est pas une mesure préparatoire. »3

Toutefois, comme le précise le juriste Éric Landot, dans le cas où l’article de la délibération est considéré comme ayant une identité propre, il reste envisageable qu’il ne soit normatif pour autant4, même s’il note prudemment que « si la jurisprudence sur les mesures dénuées de toute portée normative se comprend bien dans des documents dont la portée juridique est limitée, cadrée, comme un document d’urbanisme, par exemple, un tel raisonnement semble plus difficile à tenir pour un acte général par principe, comme l’est un article, détachable selon le juge, d’une délibération un peu générale »5. En l’occurrence, il n’a pas été avancé d’argument montrant que l’article 1er de la délibération aurait une portée normative. Et, abstraction faite de la mesure préparatoire contenue dans les articles 2 et 3, aucune mesure concrète n’a été prévue en faveur de la langue créole. Aussi, il n’y a aucune évidence à ce que l’article 1er de la délibération soit, selon la formule consacrée, « susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ».

La reconnaissance de la langue créole comme langue officielle, au même titre que le français, par l’Assemblée de Martinique demeure donc interprétable comme une simple déclaration de principe. En dépit de la faible marge de manœuvre dont elle dispose pour cela, l’Assemblée de Martinique se serait, dans ce cas, fixé la co-officialité comme objectif, qu’il s’agisse d’une co-officialité de fait ou de l’obtention de l’inscription de la co-officialité dans le droit. Cela signifierait notamment que cette dernière, dans le respect du cadre législatif en vigueur, viserait à une prise en compte optimale de la langue créole et à assurer le meilleur équilibre possible entre la langue créole et le français en Martinique.

Aussi, il n’y a rien d’incohérent à en déduire que cet article est dépourvu de caractère normatif, et qu’il se borne à annoncer des mesures normatives à venir, dont la conformité à la législation reste de mise, et dont il ne peut être préjugé qu’elles seront litigieuses. La seule mesure prévue dans la délibération, et qui fait l’objet des articles 2 et 3, est d’ailleurs parfaitement légale.

Quelques points discutables

En l’état de l’instruction, le juge des référés a manifestement supposé que l’article 1er de la délibération était normatif. Il a alors listé les dispositions de droit auxquels il serait contraire. Mais, à deux reprises, les éléments fournis ont de quoi surprendre.

Tout d’abord, après avoir cité l’article 2 de la Constitution, et l’article 1er de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, le juge des référés avance : « Il résulte de ces dispositions que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. ». Mais si, pour le juge, le précédent article de loi participe à une telle restriction de droits, ce n’est que parce qu’il omet de prendre en compte l’article 21 de cette même loi de 1994, qu’il ne mentionne même pas. Or, ce dernier article formule clairement une exception pour les langues autochtones : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur. »6

Ensuite, il soutient qu’« il résulte tant des dispositions de l’article 75-1 de la Constitution en vertu desquelles « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », que des travaux parlementaires ayant présidé à l’adoption de l’article 40 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 dont cet article est issu, que le pouvoir constituant, comme l’a relevé le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2011-130 QPC du 20 mai 2011, n’a pas entendu créer un droit ou une liberté que la Constitution garantit ». Il est vrai que le Conseil constitutionnel, dans la décision en question, estime que l’article 75-1 de la Constitution « n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit ». En revanche, contrairement à ce qu’affirme le juge, le Conseil constitutionnel n’y justifie cette absence de droit ou de liberté ni par les dispositions de l’article 75-1, ni par la volonté du pouvoir constituant, ni d’aucune manière que ce soit7. La double justification donnée par le juge n’apparait que dans le commentaire que le Conseil constitutionnel a publié postérieurement à sa décision8. Or ce commentaire n’a aucune valeur juridique. En conséquence, il ne saurait être invoqué à l’appui d’une argumentation juridique.

Conclusion

Les effets attribués à l’article 1er de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, sans prise en compte de l’article 21 de cette même loi, ainsi que l’attribution à une décision du Conseil constitutionnel d’arguments provenant, en réalité, d’un commentaire de cette décision tendent à faire apparaitre la décision du tribunal administratif de Bordeaux comme étant à charge et peu respecteuse du droit, et comme étant, au final, plus politique que juridique. Il est à espérer que l’éventuel pourvoi devant le Conseil d’État y remettra bon ordre. Quoi qu’il en soit, le contenu de l’ordonnance de la cour administrative de Bordeaux n’augure rien de bon pour le jugement de fond. Mais si jamais il y a, malgré tout, une avancée en faveur de droits linguistiques en France, elle ne pourra, au mieux, être que symbolique, puisque soit l’article 1er de la délibération n’a pas de portée normative, et la reconnaissance de l’officialité du créole sera sans effet juridique, soit il en a une, et cet article sera alors nécessairement annulé.

Notes :

  1. « Le recours du préfet de la Martinique contre l’officialisation du créole jugé irrecevable », par Yann-Vadezour ar Rouz, Justice pour nos langues !, 16 octobre 2023, modifié le 20 octobre 2023.
  2. « Cour administrative d’appel de Bordeaux – 21 novembre 2023 / no 23BX02571 », Dalloz.fr.
  3. « Reconnaissance du créole comme langue officielle : le juge des référés de la cour suspend l’exécution de la délibération de l’assemblée de Martinique », site de la Cour administrative d’appel de Bordeaux, 22 novembre 2023.
  4. « Reconnaître la langue créole comme langue officielle de la Martinique, au même titre que le français, peut être inattaquable en droit si c’est habilement conçu de sorte à être « dépourvu de portée normative » », Le blog juridique du monde public, 15 octobre 2023.
  5. « Reconnaissance du créole comme langue officielle : la CAA de Bordeaux tranche, au carrefour de plusieurs problématiques juridiques délicates », Le blog juridique du monde public, 23 novembre 2023.
  6. « Loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française : Article 21 », Légifrance.
  7. « Décision no 2011-130 QPC du 20 mai 2011 – Mme Cécile L. et autres [Langues régionales] », sur le site du Conseil constitutionnel.
  8. « Commentaire. Décision no 2011-130 QPC du 20 mai 2011 – Mme Cécile L. et autres (Langues régionales) », sur le site du Conseil constitutionnel.