Justice pour nos langues !

Recommandation 410 sur les langues
régionales et minoritaires en Europe aujourd’hui (2017)

Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe a adopté, le 20 octobre 2017, la recommandation 410 sur le thème « Les langues régionales et minoritaires en Europe aujourd’hui »1. Le contenu de cette recommandation est reproduit ici.

1. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe (ci-après « le Congrès »), reconnaissant la relation étroite qu’entretiennent langue et culture, et conformément aux priorités du Conseil de l’Europe, a œuvré de longue date pour le soutien et la préservation des langues régionales et minoritaires historiques en vue de promouvoir les traditions et la richesse culturelle européennes, et la diversité linguistique, dans le but de permettre une meilleure entente mutuelle, fondée sur les principes de participation démocratique, de diversité culturelle, et de cohésion sociale.

2. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (STE no 148), ouverte à la signature en 1992, et entrée en vigueur en 1998, constitue l’unique instrument européen juridiquement contraignant élaboré spécifiquement pour protéger et promouvoir les langues régionales et minoritaires européennes historiques, lesquelles correspondent aux langues traditionnellement utilisées par des ressortissants d’un État qui forment un groupe numériquement inférieur à l’ensemble de la population nationale.

3. Il est à déplorer que, jusqu’en 2017, seuls 25 États membres européens aient ratifié la charte, 8 l’ayant signée sans ratification. Cela signifie que 14 États ne l’ont jusqu’à présent ni signée ni ratifiée.

4. Bien que les Parties à la charte soient les États eux-mêmes, les autorités locales et régionales ont un rôle fondamental à jouer pour l’effectivité de sa mise en œuvre. Cela leur offre une marge de manœuvre suffisante pour la mise en œuvre spontanée des principes constitutifs de la charte dans les États membres qui ne l’auraient pas encore signée ni ratifiée.

5. Tout en réaffirmant la pertinence actuelle de ses principes fondamentaux, tant les observations recueillies durant les décennies d’existence de la charte – qu’il s’agisse d’exemples de bonnes pratiques ou de défis et de tensions – que les évolutions actuelles que connaissent les sociétés nécessitent de renouveler les méthodes d’application de la charte, sans pour autant porter atteinte à la continuité de ses dispositions et principes fondamentaux.

6. Les observations et les plaintes recueillies depuis 1998 – date d’entrée en vigueur de la charte – attestent que la seule ratification par un État ne saurait constituer une garantie ou une preuve de la protection effective des langues régionales ou minoritaires historiques sans une mise en œuvre complète et cohérente dans le cadre des pratiques quotidiennes. Par ailleurs, certains reculs ont pu être observés dans le niveau de protection des langues régionales ou minoritaires. Cela met en avant l’importance de l’implication des divers types d’acteurs dans la mise en œuvre de la charte, notamment le rôle essentiel des autorités locales et régionales.

7. Une mise en œuvre effective des dispositions de la charte requiert dès lors une prise en compte des transformations sociales et techniques spectaculaires provoquées par la numérisation. C’est au vu de cette situation que le Congrès, dix ans après sa Recommandation 222 (2007) sur l’enseignement des langues régionales ou minoritaires, a entrepris d’évaluer l’application actuelle de la charte à la lumière de ces évolutions afin de discuter de la meilleure ligne de conduite à suivre par les États membres du Conseil de l’Europe.

8. Les données empiriques attestent que la protection et la préservation de la diversité culturelle – et linguistique – offrent davantage de bénéfices que de coûts, tant en termes économiques que culturels. Si les politiques de sauvegarde des langues régionales ou minoritaires ont bien un coût, ce dernier est d’une part largement surestimé et d’autre part largement compensé par ce qui est régulièrement qualifié de « dividende de la diversité », les régions multilingues étant généralement caractérisées par une création de richesses plus importante ainsi que des salaires plus élevés, dans le cas des polyglottes. Dans certains cas, comme lorsque les services de santé ont la possibilité de prodiguer des soins aux patients en utilisant leur langue maternelle, notamment lorsqu’il s’agit de jeunes enfants, les coûts supplémentaires liés à ce service sont sans commune mesure avec ses bénéfices.

9. Malgré la solidité des données fournies par la recherche, nombre d’États membres du Conseil de l’Europe se sont engagés, depuis la période de récession suivant la crise de 2008, dans des politiques d’austérité qui ont impacté les services publics liés à l’éducation ainsi qu’aux locuteurs de langues régionales ou minoritaires. Ces coupes budgétaires ont des effets néfastes dans le domaine culturel mais sont aussi contraires aux meilleurs intérêts – économiques ou autres – des régions, et relèvent d’une politique à courte vue tant au niveau national que local ou régional.

10. Il est regrettable que l’Union européenne ait retiré la plupart de ses financements directs à destination de projets de soutien aux langues régionales ou minoritaires. En effet, un soutien régional structurel et direct, que celui-ci provienne des États ou de l’Union européenne, serait un moyen d’offrir aux régions souvent éloignées (dans lesquelles se trouvent les locuteurs de telles langues) les ressources qui pourraient servir de base au développement de leur économie. C’est par exemple le cas des projets Interreg de l’Union européenne [note : « Voir https://www.interregeurope.eu/. »], qui peuvent être bénéfiques tant à l’ensemble de la région qu’aux langues régionales ou minoritaires. Des efforts dans cette voie seraient susceptibles de produire des résultats positifs, tant dans le domaine économique que culturel, contribuant ainsi au développement d’un cercle vertueux dans le développement régional. La protection de la diversité linguistique nécessite donc une réintégration des projets de soutien aux langues régionales ou minoritaires dans le financement direct de l’Union européenne.

11. Les autorités publiques doivent adapter leur mise en œuvre de la charte aux changements intervenus dans le mode de fonctionnement de la plupart des secteurs de la société en raison de la numérisation. Dans le cadre des politiques de protection et de préservation de la richesse culturelle, des traditions et de la diversité linguistique européenne, ces évolutions sont autant une source de défis que d’opportunités. Sans pour autant négliger les modes de soutien traditionnels, les politiques linguistiques devraient prendre en compte le secteur numérique comme un moyen d’assurer, autant qu’il est raisonnablement possible, l’emploi des langues régionales ou minoritaires dans l’enseignement, dans le monde judiciaire et administratif, dans les médias, dans les activités culturelles, dans la vie économique et sociale et dans les échanges transfrontaliers.

12. Les autorités locales et régionales ont un rôle primordial à jouer dans la fourniture de services publics. À ce titre, elles devraient coordonner leurs actions avec les autorités nationales pour adapter de manière adéquate la mise en œuvre de la charte à leur niveau de gouvernance. Les autorités locales et régionales devraient pouvoir participer pleinement et acquérir des responsabilités obligatoires ainsi que des droits explicites, pour mettre en œuvre les processus nécessaires dans le cadre des pratiques quotidiennes.

13. Compte tenu des considérations qui précèdent, le Congrès :

a. ayant à l’esprit la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, la Recommandation 222 (2007) du Congrès « Enseignement des langues régionales ou minoritaires », la Recommandation 1773 (2006) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe « Les lignes directrices de 2003 sur l’utilisation de langues minoritaires dans les médias de radiodiffusion et les normes du Conseil de l’Europe : renforcer la coopération et les synergies avec l’OSCE », la Recommandation 364 (2014) du Congrès « Le rôle des médias régionaux dans la construction d’une démocratie participative », la Résolution 282 (2009) du Congrès « La fracture numérique et l’e-inclusion dans les régions », ainsi que la Recommandation 173 (2005) du Congrès sur « Les médias régionaux et la coopération transfrontalière » ;

b. considérant que :

i. dans tous les cas, les États membres du Conseil de l’Europe devraient se fonder sur une conception de la diversité culturelle comme étant non seulement un fait, mais également un facteur d’enrichissement de la société, dont la sauvegarde des langues régionales ou minoritaires historiques est l’une des meilleures protections ;

ii. l’approche interculturelle et multilinguistique développée dans le cadre de la charte implique que chacune des catégories de langues régionales ou minoritaires historiques bénéficie d’une juste considération, sans préjudice par ailleurs du nécessaire apprentissage des langues officielles ;

iii. toute disposition avantageuse concernant les langues ne devrait en aucun cas être remise en cause par la charte ; lorsque certaines langues, ou les minorités qui les pratiquent, disposent déjà d’un statut protégé par la législation nationale ou par des accords internationaux, il y a lieu d’appliquer la plus favorable des dispositions ;

iv. l’objet de la charte étant de protéger et de promouvoir les langues traditionnelles qui, pour des raisons historiques, se trouvent menacées dans les États où elles sont utilisées, la clause de non-discrimination qu’elle contient doit non seulement être respectée, mais également appuyée par l’adoption de mesures volontaires par les États membres,

c. demande au Comité des Ministres d’inviter les États membres qui ne l’auraient pas encore fait à signer et ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, ainsi qu’à encourager les actuels et futurs États parties à renforcer leur engagement concernant les langues régionales ou minoritaires ;

d. appelle les États membres du Conseil de l’Europe :

i. à œuvrer pour la sauvegarde des langues régionales et minoritaires historiques, mais également pour la facilitation et la promotion de leur usage écrit et oral, dans la vie privée comme dans la vie publique ;

ii. à s’abstenir de faire porter le poids des mesures d’austérité sur les politiques relatives aux langues régionales ou minoritaires, la faiblesse de leur impact sur la dépense publique ayant été démontrée ;

iii. à œuvrer à la mise en place d’une coopération effective entre autorités locales, régionales et nationales, en ce qui concerne la protection et la promotion des langues régionales ou minoritaires historiques, le manque de clarté dans la répartition des pouvoirs administratifs risquant d’entraver la mise en place des bonnes pratiques relatives à la question linguistique mises en place par les échelons régionaux ;

iv. à garantir aux collectivités locales et régionales la pleine participation, des responsabilités obligatoires et des droits explicites, avec une allocation budgétaire clairement identifiable pour la mise en œuvre des processus nécessaires dans le cadre des pratiques quotidiennes ;

v. à prendre des mesures pour sensibiliser à la nécessité de protéger la diversité linguistique en Europe et inciter les autorités locales et régionales à maintenir leurs politiques multilingues, en relançant le financement direct des programmes structurels de soutien aux langues régionales ou minoritaires, tant au niveau national qu’européen ;

vi. à s’abstenir de faire obstacle aux mesures positives que les autorités locales et régionales sont susceptibles de prendre, dans le cadre de leurs compétences, en vue de la promotion des langues régionales ou minoritaires, et à éviter une interprétation réductrice de la protection de ces langues, notamment en abandonnant la conception erronée selon laquelle des mesures de protection ne peuvent être prises sans que celles-ci aient été séparément et explicitement prévues par la loi ;

vii. à réévaluer le niveau de protection accordé aux langues régionales ou minoritaires historiques et, au besoin, le renforcer ; cela pouvant inclure, lorsque nécessaire, l’octroi d’un statut de langue régionale officielle, dans les zones où le nombre et/ou la proportion de locuteurs de ces langues dépasse un certain seuil ;

viii. à prendre les mesures nécessaires à la consolidation et au développement, dans les régions concernées, de l’enseignement des langues régionales ou minoritaires et de l’éducation dans ces langues, contribuant ainsi à la création d’un espace européen où l’enseignement des langues régionales ou minoritaires est dispensé de manière cohérente et systématique ;

ix. à améliorer les méthodes d’enseignement des langues officielles pour les étudiants locuteurs de langues régionales ou minoritaires et, à l’inverse, promouvoir l’usage de ces dernières chez les locuteurs de langues majoritaires, et à assurer que les locuteurs sont en mesure de bénéficier des nouvelles formes d’apprentissage à distance, par le développement de logiciels permettant l’utilisation de ces langues ;

x. à lutter contre les risques d’« extinction digitale » pesant sur les langues régionales ou minoritaires, en soutenant le développement de technologies langagières qui prennent celles-ci en compte, dont des logiciels adaptés aux conditions locales ou régionales, ainsi qu’une prestation de service dans ces langues, y compris par voie électronique ;

xi. à assurer la possibilité d’accéder, dans les langues régionales ou minoritaires, aux services publics fournis par l’État, y compris, mais sans s’y restreindre, les questions judiciaires, toutes procédures relevant de l’administration fiscale ou des retraites, les services sociaux et de santé, l’atteinte de cet objectif étant particulièrement cruciale dans le domaine numérique, compte tenu de son expansion rapide dans la société en général ;

xii. à inciter les autorités publiques locales, régionales et nationales à consulter les représentants des locuteurs de langues régionales ou minoritaires, ainsi qu’à coopérer avec ces derniers pour le développement de la mise en place de politiques et services linguistiques les concernant ;

xiii. à assurer, lorsque cela est pertinent, l’accès à la radiodiffusion numérique transfrontalière, ou tout autre service fourni dans les langues régionales ou minoritaires d’un État parent, pour esquiver le développement de pratiques comme le « geo-blocking » qui instaure de nouvelles frontières virtuelles.

Note :

  1. Recommandation 410 (2017) – Les langues régionales et minoritaires en Europe aujourd’hui (Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, 20 octobre 2017).