Justice pour nos langues !

Lettres au sénateur Max Brisson
au sujet des défauts d’application de la loi Molac

[Message envoyé le 17 mars 2025.]

Objet : défauts d’application de la loi Molac dans les domaines de l’instruction dans la famille et de la justice.

Monsieur le sénateur,

Tout d’abord, je tiens à vous féliciter pour votre action en faveur de l’élaboration par le Sénat d’un rapport sur l’application de la loi Molac, cette loi connaissant de nombreuses difficultés dans sa mise en œuvre, et pour avoir ensuite été nommé rapporteur de la mission d’information relative à l’évaluation de la loi Molac. Ensuite, sans aborder les questions ayant trait à l’enseignement scolaire, que les acteurs concernés pourront renseigner bien mieux que je ne saurais le faire, je souhaiterais attirer votre attention sur quelques points particuliers entrant dans le cadre de votre mission d’information.

Comme vous le savez, la loi no 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite loi Molac, par son article 3, a modifié l’article 21 de la loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite loi Toubon. Et ce dernier article est, à présent, ainsi rédigé : « Les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur. » Cette disposition s’oppose ainsi à ce que la loi Toubon aille à l’encontre des langues autochtones.

Pourtant, son application est défaillante dans plusieurs domaines. Je m’en tiendrais à deux d’entre eux, à savoir l’instruction dans la famille et les décisions de justice.

Le cas de l’instruction dans la famille est très souvent négligé, même lorsque la problématique de l’enseignement est traitée, du fait de la proportion peu élevée de personnes concernées, alors que les problèmes sont bien réels et nullement anecdotiques pour les personnes qui y sont confrontées. Les difficultés concernent, d’une part, les évaluations de l’enfant dans le cadre des contrôles obligatoires, et, d’autre part, les conditions d’obtention de l’autorisation de donner l’instruction en famille.

La circulaire no 2017-056 du 14-4-2017 relative à l’instruction dans la famille est toujours en vigueur, même après l’adoption de la loi Molac, et sans qu’aucune modification n’y ait été effecutée. Or cette circulaire, à la section « II.3.2 Déroulement du contrôle », se base sur la loi Toubon pour indiquer que le contrôle portant « sur la réalité de l’instruction dispensée et sur les acquisitions de l’enfant et sa progression » ne peut être effectué en langue autochtone, même partiellement : « Le contrôle se déroule en langue française puisqu’en vertu de l’article 1er de la loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, le français est la langue de l’enseignement. » L’article 21 de la loi Toubon, pourtant renforcé par la loi Molac, n’est donc toujours pas pris en compte dans la circulaire relative à l’instruction dans la famille.

Par ailleurs, l’article 49 de la loi no 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a modifié l’article L131-5 du Code de l’éducation, qui stipule, à présent, que, dans le cas d’une autorisation de donner l’instruction en famille au motif de l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif, la demande d’autorisation comporte, entre autres, « l’engagement d’assurer cette instruction majoritairement en langue française ». Et le décret no 2022-182 du 15 février 2022 relatif aux modalités de délivrance de l’autorisation d’instruction dans la famille, par son article 5, a ajouté au Code de l’éducation l’article R131-11-5, qui fixe les documents à délivrer pour une demande d’autorisation d’instruction dans la famille : « Lorsque la demande d’autorisation est motivée par l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif, elle comprend : […] Une déclaration sur l’honneur de la ou des personnes chargées d’instruire l’enfant d’assurer cette instruction majoritairement en langue française. »

Le Conseil constitutionnel ayant statué, dans le commentaire de sa décision no 2021-818 DC du 21 mai 2021, que l’enseignement immersif en langue autochtone dispensé en dehors du service public n’était pas anticonstitutionnel, la motivation de ces dispositions obligeant des parents à s’engager à renoncer à dispenser un enseignement immersif à leur enfant, semble encore une fois provenir de la loi Toubon, ce qui signifie que l’impasse a encore une fois été faite sur son article 21, pourtant renforcé par la loi Molac peu de temps auparavant.

Pour plus de détails concernant les problèmes juridiques que posent le traitement des langues autochtones dans le cadre de l’enseignement dans la famille, je vous invite à prendre connaissance de l’article « Les droits relatifs à l’enseignement en langue autochtone dans le cadre de l’instruction dans la famille » :
http://justicepournoslangues.fr/droits_et_justice/les_droits_relatifs_a_l_enseignement_en_langue_autochtone_dans_le_cadre_de_l_instruction_dans_la_famille.html

Pour ce qui est des décisions de justice, plusieurs d’entre elles ont récemment invoqué la loi Toubon en omettant de prendre en comte son article 21, même après son renforcement par la loi Molac. Cela a notamment été le cas pour :

Enfin les dispositions de la loi Molac censurées par le Conseil constitutionnel restent en attente d’une réponse du constituant, afin de lever l’anticonstitutionnalité de l’enseignement immersif en langues autochtones au sein du service public, et d’une réponse du législateur, afin d’autoriser explicitement les noms propres comportant des diacritiques à l’état civil.

En espérant que vous trouverez dans ce message quelque information utile pour votre mission d’information relative à l’évaluation de la loi Molac, veuillez recevoir, monsieur le sénateur, l’expression de mon profond respect.

Yann-Vadezour ar Rouz


[Message reçu le 18 mars 2025.]

Monsieur,

J’ai pris connaissance avec la plus grande attention de votre courriel m’interpellant à propos des défauts d’application de la loi Molac, et je vous en remercie.

Je tiens à saluer l’exhaustivité et la pertinence de l’ensemble des informations que vous m’avez communiquées qui me seront précieuses dans la réalisation de la mission d’information sénatoriale dont j’ai l’honneur d’être rapporteur. Je m’emploierai activement à ce qu’elle permette de mieux cerner les diverses défaillances dont les retours de terrain font écho. Vous pouvez compter sur moi.

Bien cordialement,

Max Brisson


[Message envoyé le 10 avril 2025.]

Objet : défauts d’application de la loi Molac dans les domaines de l’instruction dans la famille et de la justice.

Monsieur le sénateur,

Le 17 mars 2025, je vous signalais plusieurs défauts d’application de la loi Molac dans le domaine de l’instruction dans la famille et dans celui de la justice. Sur ce dernier point, je mettais en avant l’absence de prise en compte, dans des décisions de justice, de l’article 21 de la loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite loi Toubon, même après son renforcement par la loi Molac.

Il me parait utile de compléter mon précédent message à ce sujet, et de préciser que cet article 21 a aussi parfois été correctement pris en considération, dans d’autres décisions de justice. Cela a été le cas pour :

Dans le cas de l’affaire de l’usage du catalan dans les conseils municipaux, la cour administrative d’appel de Toulouse n’a ainsi pas suivi le tribunal administratif de Montpellier, puisque, comme indiqué dans mon message précédent, ce dernier avait fait abstraction des dispositions de l’article 21. Mais, une telle remise au point n’est pas systématique, et le possible effet inverse n’est pas à négliger. En effet, sur la question de l’officialisation du créole en Martinique, l’absence de prise en compte de l’article 21 par le tribunal administratif de la Martinique fait suite à cette même absence de prise en compte par la cour administrative d’appel de Bordeaux, comme il ressort des décisions de justice mentionnées dans mon précédent message.

De cela, il ressort que les pratiques ne sont pas homogènes et ne tendent actuellement aucunement à s’harmoniser. Ces pratiques varient en fonction des juridictions tant en première instance qu’en appel. En première instance, le jugement du tribunal administratif de Bastia se distingue ainsi de celui du tribunal administratif de la Martinique. En appel, l’arrêt de la cour administrative d’appel de Toulouse se distingue de celui de la cour administrative d’appel de Bordeaux.

Il en ressort une grave insécurité juridique, contraire au principe d’égalité devant la loi. Et de telles entorses à l’État de droit constituent un inquiétant problème démocratique.

En espérant que ce nouveau message pourra contribuer à la qualité de votre mission d’information relative à l’évaluation de la loi Molac, veuillez recevoir, monsieur le sénateur, l’expression de mon profond respect.

Yann-Vadezour ar Rouz